ÉTUDES
DANS LES ÉCRITURES
VOLUME
IV - LE
JOUR DE LA VENGEANCE
« LA BATAILLE D'HARMAGUEDON »
ÉTUDE
IX
LE CONFLIT IRRÉPRESSIBLE
LE TÉMOIGNAGE DES SAGES
DE CE MONDE
La connaissance générale, un nouveau facteur qui exerce son influence
dans tous les domaines. — Points de vue du Sénateur Ingall, du Rév.
Lyman Abbott, de l'évêque Newman [Episc. Méthod.], du Col. Robert
Ingersoll. — l'Hon. J. L. Thomas à propos de la législation. —
L'opinion de Wendell Phillips. — La prédiction de l'historien Macaulay.
— Les espérances de l'Hon. Chauncey Depew. — Interview de l'évêque
Worthington [protestant épiscopal.] — Réponse de W. J. Bryan. — Une
opinion anglaise. — L'exposé de la situation par Edward Bellamy. —
L'opinion du Rév. J. T. Mc Glynn. — Le point de vue du Prof. Graham.
— Celui d'un Juge de la Cour suprême. — Une opinion française, une
« Mêlée sociale ».
« Les hommes rendant l'âme de peur et à cause de l'attente des
choses qui viennent sur la terre habitée [la société], car les
puissances des cieux [les gouvernements ecclésiastiques et civils] seront
ébranlées ». — Luc 21 : 26 (D.).
* * *
Partout,
des sages de ce monde reconnaissent qu'un grand conflit social approche et
qu'il est irrépressible, qu'on ne peut rien faire pour le détourner. Ils
ont cherché des remèdes mais n'en ont trouvé aucun qui fût à la
hauteur de la maladie ; aussi,
abandonnant tout espoir, ils ont conclu que l'Évolution doit être exacte,
savoir que « tout se déroule dans la nature selon une loi de la
survivance du plus fort comme étant le plus apte, et la destruction du
plus faible comme étant impropre à la vie ». Des philosophes leur
enseignent que « ce qui existe a déjà existé », que notre
civilisation n'est que la répétition des civilisations grecque et
romaine ; et que d'une manière semblable, elle s'effondrera pour ce qui
concerne les masses, tandis que la richesse et le gouvernement passeront
de nouveau dans les mains de quelques individus, alors que les masses,
comme dans les premières civilisations orientales, ne feront qu'exister.
D'une manière très générale, ces sages manquent de remarquer dans le
conflit le nouvel élément jamais rencontré auparavant, savoir la
diffusion plus générale de la connaissance à travers le monde, spécialement
à travers la chrétienté. Cet élément que nombre d'hommes oublient,
est porté à l'attention de ceux qui sont assez sages pour chercher la
vraie sagesse à sa source, la Parole de Dieu. Ceux-là sont informés qu' « au
temps de la fin, plusieurs courront çà et là, et la connaissance sera
augmentée... et que ce sera un temps de détresse tel qu'il n'y en a pas
eu depuis qu'il existe une nation » (Dan. 12 : 1-4). Ils discernent
l'accomplissement stupéfiant des allées et venues prédites des hommes ;
ils discernent également l'augmentation générale de la connaissance, et
pour ceux-là le temps de détresse prédit dans le même passage signifie,
non pas une répétition de l'histoire, non pas une soumission des masses
à quelques privilégiés, mais un renversement prodigieux de l'histoire
provoqué par les nouvelles conditions remarquées. De plus, la déclaration,
faite par le même prophète à ce propos, qu' « en ce temps-là
se lèvera Micaël [Christ] » qui prendra son glorieux pouvoir et règne,
est d'accord avec la pensée que la détresse à venir mettra fin au règne
d'égoïsme du « prince de ce monde » [Satan], et inaugurera
le Royaume béni d'Emmanuel. Mais écoutons quelques-uns des sages de ce
monde nous dire ce qu'ils voient !
L'Hon. J. J. Ingalls est un homme tolérant, de fortune modeste et
ancien Sénateur des États-Unis. Il a fourni à la presse une vue large
et un exposé libéral et sans passion de la lutte pour la richesse et l'écrasement
des classes pauvres qui en résulte. Nous en reproduisons de larges
extraits, parce que c’est un exposé modéré de la question, et parce
qu'il montre que même des hommes d'état bien éveillés qui discernent
la difficulté, ne connaissent aucun remède qui puisse être appliqué
pour guérir la maladie et sauver les victimes.
Le Sénateur Ingalls écrivait :
« La liberté est quelque chose de plus qu'un mot. Celui qui dépend
de la volonté d'un autre pour se loger, se vêtir et se nourrir ne peut
pas être un homme libre dans le sens large, complet de ce terme. L'homme,
dont le pain quotidien pour lui-même et pour sa famille dépend du
salaire qu'un employeur peut lui donner ou lui retirer à son gré, n'est
pas libre. L'homme qui n'a que l'alternative de mourir de faim ou de se
soumettre aux conditions d'un patron est un esclave.
« La liberté ne consiste pas en définitions. Déclarer que la vie,
la liberté et la recherche du bonheur sont les droits inaliénables de
chaque être humain ne rend pas l'homme indépendant. Le droit à la
liberté est une dérision et une tromperie si le pouvoir d'être libre
n'existe pas aussi. La liberté n'est pas simplement la levée des
contraintes légales, la permission d'aller et venir. En plus de cela
doivent exister la capacité et l'occasion favorable que seule l'exemption
de la nécessité d'un labeur quotidien incessant peut apporter. Pour
paraphraser Shakespeare : la Pauvreté et la Liberté sont un couple mal
assorti. La liberté et la dépendance sont incompatibles. Dès les
premiers temps, l'abolition de la pauvreté a été le rêve des
visionnaires et l'espérance des philanthropes.
« L'inégalité des fortunes et l'évidente injustice de la répartition
disproportionnée de la richesse parmi les hommes ont rendu perplexes les
philosophes. C'est l'énigme non résolue de l'économie politique
! La civilisation n'a pas de paradoxe plus mystérieux que l'existence de
la faim à une époque où il y a surabondance de nourriture, de la misère
au milieu du superflu. On ne peut comprendre sur quelles bases est édifiée
une société dans laquelle un homme peut posséder tant de richesses
qu'il est même incapable, si prodigue soit-il, de les gaspiller toutes,
tandis qu'un autre, compétent et désireux de travailler, doit mourir
faute de combustible, de haillons et d'une croûte de pain. Un tel état
de choses fait de la charte des droits humains une énigme. Aussi
longtemps que de telles conditions subsistent, la clé du mystère de la
destinée n'est pas révélée, la fraternité humaine n'est qu'une
expression, la justice une formule, et le code divin un code illisible.
« L'exaspération des pauvres, à la vue de l'insolente ostentation
des riches, a renversé des empires. Le soulagement des indigents a été
l'objet de lois humaines et de lois divines. Les lamentations des misérables
constituent le thème principal de l'histoire. Job était un millionnaire.
Que l’œuvre littéraire incomparable qui porte son nom soit une
parabole ou une biographie, elle est d'un profond intérêt, car le
patriarche était préoccupé des mêmes questions qui nous troublent
actuellement. Il dépeint, tel un Populiste [membre d'un parti politique
formé aux E.U. en 1891 qui préconisait la direction, par le gouvernement
des chemins de fer, etc. — Trad.] ceux qui dérobent l'âne de l'orphelin et le bœuf de la
veuve, ceux qui déplacent les bornes des champs, ceux qui récoltent le
blé et le fruit de la vigne du pauvre qu'ils dépouillent de ses vêtements,
le laissant nu sous les averses des montagnes et sans refuge contre le
rocher.
« Les prophètes hébreux réservèrent aux extorsions et à la
volupté des riches leurs malédictions de choix, et Moïse promulgua des
lois réglant la remise des dettes, la redistribution des terres et la
limitation des fortunes privées. A Rome, pendant des siècles, la propriété
de biens immeubles était limitée pour chaque citoyen à 300 acres [121
ha environ — Trad.], et le cheptel et le nombre d'esclaves devait être
proportionnés à la surface cultivée. Cependant, les lois données par
le ToutPuissant aux Juifs par l'intermédiaire de Moïse furent aussi
inefficaces que celles de Lycurgue et de Licinius contre l'indomptable énergie
de l’homme et les conditions organiques de son être.
« Au temps de César, 2 000 ploutocrates possédaient pratiquement tout
l'Empire romain, et plus de 100 000 chefs de famille étaient des
mendiants soutenus par l'assistance du trésor public. La même lutte
s'est poursuivie à travers le Moyen Age jusque dans le dix-neuvième siècle.
Il n'y a aucun remède prescrit aujourd'hui qui n'ait été administré,
mais en vain, à d'innombrables malades autrefois : aucune expérience en
matière de finance et d'économie politique proposée qui n'ait été à
maintes reprises essayée, sans autre résultat que le désastre pour les
individus et la ruine pour la nation.
« Enfin, après bien des tâtonnements et de nombreux combats
sanglants et désespérés contre des rois et des dynasties, contre les
privilèges, les castes et les prérogatives, les abus d'autrefois, contre
des ordres, des titres et des classes formidablement retranchés, on a réalisé
ici l'idéal définitif de Gouvernement. C'est le peuple qui a l'autorité
suprême. Les pauvres, les travailleurs, les ouvriers sont les gouvernants.
Ce sont eux qui font les lois, qui constituent les institutions. Louis XIV
disait : « l'État, c'est moi ». Ici, les salariés, les
agriculteurs, les forgerons, les pêcheurs, les artisans disent : « l'État,
c'est nous ». La confiscation, le pillage et l'enrichissement des
favoris du roi sont inconnus ici. Chaque homme, quelles que puissent être
sa naissance, sa capacité, son éducation ou sa moralité, a des chances
égales à celles des autres dans la course de la vie. La législation,
qu'elle soit bonne ou mauvaise, est décidée par la majorité.
« Il y a moins d'un siècle, la condition sociale aux États-Unis était
celle d'une égalité réelle. Dans notre première période de
recensement, il n'y avait ni millionnaires, ni indigents, ni vagabonds
dans le pays. Le premier citoyen américain à posséder un million de
dollars fut le premier des Astor vers 1806. Fils d'un boucher, il avait émigré
d'Allemagne peu d'années avant 1806, et le point de départ de sa fortune
fut un paquet de fourrures. Avant cette époque, la plus grande fortune
appartenait à George Washington ; à sa mort, survenue en 1799, elle fut
évaluée à 650 000 $.
« La grande partie des gens étaient des agriculteurs et des pêcheurs,
vivant contents des produits de leur labeur. Le développement du
continent, grâce à l'introduction des chemins de fer, des machines
agricoles et des applications scientifiques de la vie moderne, a fait de
nous la nation la plus riche du monde. La masse totale des possessions du
pays dépasse probablement 100 000 000 000 $ dont la moitié, dit-on, est
gérée directement par moins de 30 000 personnes et sociétés. Les plus
grandes fortunes personnelles du monde ont été accumulées aux États-Unis,
dans la deuxième moitié du siècle.
« En outre, nos ressources matérielles sont à peine entamées.
Moins du quart de notre terre arable a été labourée. Nos mines cachent
des trésors plus riches que ceux d'Ophir et de Potosi. Nos usines et
notre commerce sont relativement récents, mais déjà, ils ont donné
naissance à une aristocratie de riches qui ne porte ni jarretières, ni
couronne, qui n'est annoncée par aucun héraut, mais qui, souvent, est la
bienvenue dans les cours des princes et dans les palais des rois.
« Si la distribution inégale des dépenses et des profits de la
société dépend de la législation, des institutions et du gouvernement,
alors dans une organisation comme la nôtre, l'équilibre devrait être rétabli.
Si la richesse résulte de lois injustes, et la pauvreté de l'oppression
législative, alors le remède est entre les mains des victimes. Si elles
souffrent, cela provient de blessures qu'elles s'infligent elles-mêmes.
Nous n'avons ni tenures féodales, ni droit d'aînesse, ni substitution ;
il n'y a aucune occasion favorable qui ne soit ouverte à tous. La
justice, l'égalité, la liberté et la fraternité sont les fondements de
l'État. Chaque homme a dans sa main un bulletin de vote. L'école offre
l'instruction à tous. La presse est libre. La parole, la pensée et la
conscience sont libres.
« Pourtant, le suffrage universel n'a pas donné la preuve qu'il était
une panacée pour guérir les maux de la société. La pauvreté n'est pas
supprimée. Bien que la richesse se soit accumulée au-delà de tout ce
que pouvait espérer la cupidité, l'inégalité de sa répartition est
aussi grande qu'au temps de Job, de Salomon et d'Agis. Non seulement le
vieux problème n'est pas résolu, mais ses conditions se sont compliquées
et intensifiées. Un pouvoir politique plus étendu est affermi dans les
mains de quelques-uns, et dans une république plus encore que dans une
monarchie, des fortunes prodigieuses sont acquises par des individus.
« Le grand abîme qui sépare les riches et les pauvres s'élargit de
plus en plus de jour en jour. Les forces du travail et du capital qui
devraient être des alliées, des auxiliaires et des amies sont rangées
en ordre de bataille les unes contre les autres comme des armées hostiles
se tenant dans des camps fortifiés et se préparant pour le siège ou le
combat. Des millions sont annuellement perdus en salaires, en destruction
de biens périssables, en détérioration de matériel et en diminution de
bénéfices, dus aux grèves et aux lock-out qui sont devenus la condition
normale de la guerre entre patrons et ouvriers.
« L'Utopie est encore un pays qui reste à découvrir. Comme le mirage du
désert, la perfection idéale dans la société s'éloigne au fur et à
mesure qu'on s'en approche. La nature humaine demeure inchangée dans tous
les milieux.
« Avec le progrès de la civilisation, la condition des masses s'est
incommensurablement améliorée. Aujourd'hui, le plus pauvre artisan jouit
librement de choses confortables et d'avantages matériels que des
monarques, même avec leurs trésors ne pouvaient acheter il y a cinq siècles.
Cependant, De Toqueville observait la singulière anomalie que, au fur et
à mesure que la condition des masses s'améliore, celles-ci la trouvent
plus intolérable et le mécontentement augmente. Les besoins et les désirs
augmentent bien plus rapidement que les moyens de les satisfaire.
L'instruction, les journaux quotidiens, les voyages, les bibliothèques,
les parcs publics, les musées et les vitrines des magasins ont élargi
l'horizon des ouvriers et des ouvrières, augmenté leur capacité d'en
profiter, les ont familiarisés avec des objets de luxe et les avantages
de la richesse. L'instruction politique leur a appris l'égalité de
l'homme et leur a fait connaître la puissance du bulletin de vote. De
faux instructeurs les ont convaincus que toute la richesse est créée par
le travail, et que chaque homme qui possède plus qu'il ne peut gagner
avec ses mains par un salaire journalier est un voleur, que le capitaliste
est un ennemi, et le millionnaire un ennemi public qu'on devrait mettre
hors-laloi et fusiller sur-le-champ.
« De grandes fortunes personnelles sont inséparables de hautes
civilisations. A notre époque, la communauté la plus riche du monde, par
tête, est la tribu des Indiens Osage. Sa richesse réunie est, toutes
proportions gardées, dix fois plus élevée que celle des États-Unis.
Elle est possédée en commun. Il est possible que la propriété en
commun ne soit pas la cause de barbarie, mais dans chaque État où l'on
se rapproche de l'égalité sociale et économique, et ou la richesse est
« créée par le travail » sans l'intervention du capital, comme en
Chine et en Inde, les salaires sont bas, le travailleur est déconsidéré
et le progrès impossible. Si, en ce moment, la richesse des États-Unis
était également distribuée parmi ses habitants, la somme que chacun
posséderait serait, selon le recensement, d'environ 1 000 $.
« Si cette égalisation se poursuivait, le progrès cesserait de
toute évidence. Si, dès le commencement cette condition avait prévalu,
nous serions demeurés stationnaires. Ce n'est que lorsque les richesses
sont concentrées que la nature peut être soumise et ses forces mises au
service de la civilisation. Jusqu'à ce que le capital puisse, par les
machines, se servir de la vapeur, de l'électricité et de la gravitation,
et exempter l'homme de la nécessité d'un labeur constant pour se
procurer la subsistance, l'humanité
reste dans l'immobilisme ou rétrograde. Les chemins de fer, les télégraphes,
les flottes, les villes, les bibliothèques, les musées, les universités,
les cathédrales, les hôpitaux — toutes les grandes entreprises qui
exaltent et embellissent l’existence et améliorent les conditions de la
vie humaine — proviennent de la concentration de l'argent dans les mains
de quelques-uns.
« Même s'il était désirable de limiter l'accumulation des
richesses, la société ne possède aucun moyen de le faire. L'esprit («
mind ») est indomptable. Les différences qui existent entre les
hommes sont d'ordre organique et fondamental. Elles sont fondées par des
ordonnances de la Puissance suprême et ne peuvent être abrogées par un
décret du Congrès. Dans les conflits entre les cerveaux et la supériorité
numérique de l'adversaire, les cerveaux ont toujours gagné et gagneront
toujours.
« La maladie sociale est grave et menaçante, mais le mal lui-même
n'est pas aussi dangereux que le sont les docteurs et les drogues. Les
charlatans politiques, avec leur salsepareille, leurs emplâtres et leurs
pilules, soignent les symptômes au lieu de la maladie. La frappe libre de
l'argent, l'accroissement du revenu par tête, la restriction de
l'immigration, le scrutin australien et la qualité du vote sont des
questions importantes, mais elles pourraient être toutes appliquées sans
amener la moindre amélioration de la condition des masses ouvrières des
États-Unis. Au lieu de priver du droit de vote les pauvres ignorants, il
serait bien d'augmenter leurs biens et leur information, et de les rendre
aptes à voter. Une classe proscrite devient inévitablement une classe de
conspirateurs, et de libres institutions ne peuvent être obtenues que par
l'instruction, la prospérité et le contentement de ceux qui les établissent
».
Voilà l'exposé des faits, mais où est celui du remède ? Il n'y en a
aucun. Pourtant l’auteur n'éprouve aucune sympathie pour les faits sur
lesquels il appelle l'attention : il préférerait, s'il le pouvait,
mettre en évidence un moyen d'échapper à ce qu'il juge comme étant inévitable.
C'est ce que voudrait aussi tout homme digne de ce nom. En ce qui concerne
M. Ingalls, la preuve en est donnée par l’extrait suivant d'un de ses
discours prononcés au Sénat des États-Unis (*). [Congressionnal Record,
Vol. VII, pp.1054-5 ] Il déclara :
« Nous ne pouvons cacher la vérité que nous sommes au bord d'une révolution
imminente. Toutes les solutions d'autrefois sont sans effet. Les gens se
rangent eux-mêmes d'un côté ou de l'autre d'une lutte menaçante. D'un
côté, les capitalistes se retranchent solidement dans leurs privilèges,
arrogants à la suite d'un triomphe continu, conservateurs, attachés à
leurs vieilles conceptions, exigeant de nouvelles concessions, enrichis
par les monopoles qu'ils détiennent dans leur propre pays et par le
commerce avec l'étranger, s'efforçant de fixer toutes les valeurs à
leur propre étalon-or. De l'autre côté, se tiennent les travailleurs
qui réclament du travail, faisant tous leurs efforts pour développer
l'industrie nationale, luttant contre les forces de la nature et maîtrisant
le désert. Les ouvriers, dans les villes, meurent de faim et sont aigris
; ils sont résolus à renverser une organisation sociale qui permet aux
riches de devenir encore plus riches et laissent les pauvres devenir plus
pauvres, organisation qui laisse un Vanderbilt et un Gould entasser des
fortunes dépassant les rêves les plus cupides, et qui condamne les
pauvres à une pauvreté à laquelle ils ne peuvent échapper que par la
mort. Les malheureux qui ont réclamé la justice ont été accueillis
avec indifférence et dédain. Les ouvriers du pays, qui réclament du
travail, sont traités comme des mendiants impudents qui mendieraient leur
pain ».
Ainsi déclare-t-il clairement qu'il ne voit aucun espoir. Il ne connaît
aucun remède pour la terrible maladie — l'égoïsme.
L'OPINION DU REV. DR. LYMAN ABBOTT SUR LA SITUATION
Dans un ancien numéro du Literary Digest, nous trouvons le tableau
synoptique suivant de l'opinion du Dr Abbott, le célèbre prédicateur, rédacteur
et collaborateur de Théodore Roosevelt, sur les rapports entre le Capital
et le Travail :
« Le Dr Abbott affirme que la question de savoir si le salariat est
un système meilleur ou non que le féodalisme ou l'esclavage, a été réglée
; toutefois, contre le système industriel actuel il oppose les objections
suivantes : (1) Ce système n'accorde pas un emploi assuré et permanent
à tous les ouvriers disposés à travailler. (2) Il n'accorde pas non
plus à tous ceux qui sont employés sous ce régime des salaires qui
permettent de vivre décemment et convenablement. (3) Il n'est pas
suffisamment éducatif en lui-même et n'accorde pas suffisamment de
loisirs pour le développement culturel des ouvriers. (4) Dans les
conditions actuelles, il est, dans de nombreux cas, impossible de procurer
aux ouvriers des logements sains, convenables. Selon le Dr Abbott, les préceptes
de Jésus-Christ sont en harmonie avec les principes d'une saine économie
politique ; il soutient qu'il est désastreux d'exténuer des hommes, des
femmes et des enfants à seule fin de produire des marchandises à bas
prix. Le travail, déclare-t-il, n'est pas une « marchandise », et il
ajoute :
« Je crois que l'organisation qui divise la société en deux classes,
les capitalistes et les ouvriers, n'est que temporaire. Je crois aussi que
l'agitation industrielle actuelle est le résultat d'une lutte aveugle en
vue d'établir une démocratie de richesses, dans laquelle ceux qui
manient les outils en seront également les possesseurs ; dans cette
démocratie, ce sera le travail qui engagera le capital et non l'inverse ;
ce seront les hommes et non l'argent, qui dirigeront l'industrie, comme
ils dirigent maintenant le gouvernement. Mais la doctrine qui prétend que
le travail est une marchandise, et que le capital sert à l'acheter au
plus bas prix, n'est pas logique, même temporairement ; du point de vue
économique, elle est fausse comme elle est injuste du point de vue moral.
« Le travail n'est pas du tout une marchandise ; cela n'existe pas.
Lorsqu'un ouvrier va à l'atelier, un lundi matin, il n'a rien à vendre,
il a les mains vides ; il est venu pour produire quelque chose par son
travail, et ce quelque chose, une fois produit, va être vendu ; une part
du produit de la vente lui reviendra de droit parce qu'il a aidé à la
production. De même qu'il n'existe pas de marchandise-travail à vendre,
il n'existe pas de marché du travail où l'on peut le vendre. Un marché
libre suppose une variété de vendeurs avec différentes marchandises et
une variété d'acheteurs ayant différents besoins ; le vendeur est
parfaitement libre de vendre ou de ne pas vendre, et l'acheteur est
parfaitement libre d'acheter ou de ne pas acheter. Il n'existe aucun marché
de ce genre pour le travail. Les ouvriers sont, dans leur grande majorité,
aussi fermement attachés à leurs villes par prévention, par ignorance
du monde extérieur et de ses besoins, par des considérations familiales,
par leurs modestes biens (leur maison et leur lot de terrain) et par des
liens religieux, que s'ils étaient enracinés au sol. Ils n'ont aucune
variété de talents à offrir ; en règle générale, l'ouvrier ne sait
bien faire qu'une seule chose, ne sait bien employer qu'un seul outil ;
il doit trouver quelqu'un qui possède cet outil et qui désire qu'un
ouvrier le fasse servir, sinon l'ouvrier doit être oisif. « Un marchand »,
dit Frédéric Harrison, « s'assied à sa caisse, et par quelques lettres
ou imprimés, il transporte et distribue les marchandises d'une ville entière
de continent à continent. Dans d'autres cas, pour le boutiquier par
exemple, les allées et venues d'une multitude de clients suppléent à
l'absence de transport pour ses marchandises. Ce sont ses clients qui le
font pour lui. Cela, c'est un vrai marché. La concurrence, ici, joue
rapidement, pleinement, simplement, loyalement. Mais il en va tout
autrement pour un journalier qui n'a pas de marchandise à vendre. Il doit
être présent en personne à chaque marché, ce qui implique un moyen de
locomotion personnel et coûteux. Il ne peut pas correspondre avec son
patron ; il ne peut pas lui envoyer un échantillon de sa force ; des
patrons ne viennent pas non plus frapper à sa porte ». Il n'y a ni
marchandise-travail à vendre, ni marché-travail pour la vendre. Tous
deux sont des fictions de l'économie politique. Voici quels sont les
faits réels :
« La plupart des marchandises de notre époque (même les
marchandises agricoles viennent graduellement sous cette réglementation)
sont produites par un corps organisé d'ouvriers qui exécutent leur
travail sous la direction d'un « capitaine d'industrie », et
par l'emploi d'outils coûteux. Ceci exige la coopération de trois
classes : le propriétaire de l'outillage ou capitaliste, le directeur ou
l'administrateur, et l'usager
ou ouvrier. Le résultat est le produit réalisé en commun par leur
travail (car l'outil lui-même n'est qu'un produit d'industrie de réserve)
: il leur appartient donc en commun. Il appartient donc à l'économie
politique de déterminer comment partager équitablement les valeurs entre
ces partenaires d'une entreprise commune. Telle est, en une phrase, la
question du travail. Il n'est pas vrai que l'ouvrier a droit à la totalité,
ni qu'il la réclame, quelles que soient les revendications que certains
des soutiens déraisonnables de sa cause aient pu présenter pour lui. Le
directeur a droit à sa part, et à une large part. Diriger une telle
industrie, savoir quels produits sont demandés dans le monde, leur
trouver un acheteur à un prix qui donnera un profit légitime au travail
de production, tout cela exige un travail de haute qualité, et un travail
qui mérite une généreuse compensation. Celui qui possède l'outillage a
droit à une rémunération. On peut supposer que lui, ou quelqu'un qui
lui a transmis cet outillage, avait épargné l'argent que ses compagnons,
eux, ont dépensé pour leur bien-être ou pour des plaisirs douteux ;
il a donc droit d'être récompense pour son économie et son épargne,
bien qu'on puisse se demander si notre organisation industrielle moderne
ne récompense pas trop la vertu d'acquisition, en faisant ainsi d'une
vertu un vice. L'ouvrier a droit à une compensation. Depuis l'abolition
de l'esclavage, personne ne lui refuse ce droit. Ce qui est difficile,
c'est de déterminer comment sera fait le partage du produit de ce travail
en commun. Mais il est certain que ce ne peut être fait par un système
d'organisation qui pousse le capitaliste à payer des salaires les plus
bas possibles pour les services rendus, et l'ouvrier à rendre le moins de
services possible pour le salaire reçu. Quelle que soit la méthode juste,
celle-ci n'est certainement pas la bonne ».
Le Dr Abbott semble posséder un cœur ardent et sympathique à l'égard
des masses populaires ; il paraît avoir saisi clairement leur
situation. Il établit le diagnostic de la maladie politique sociale et
financière, mais ne réussit pas à trouver un remède. Il fait bien
allusion à ce que serait le remède si l'on pouvait y parvenir, mais il
ne suggère aucun moyen de l'obtenir ; il pense voir se développer
« Une lutte aveugle en vue d'établir une démocratie de richesses,
dans laquelle ceux qui manient les outils en seront également les
possesseurs ; dans cette démocratie, ce sera le travail qui engagera
le capital ».
Cette phrase fait penser, que son auteur avait lu récemment l’histoire
de la Lampe d'Aladin des Nuits Arabes, et qu’il espérait trouver et
employer une « baguette magique ». Elle montre ou bien qu'il a une
connaissance limitée des finances, ou bien qu'il attend une révolution
dans laquelle ceux qui manient l'outillage l'enlèveront de force au
capital, en violation de toutes les lois de la société reconnues
actuellement. A supposer qu'un tel transfert des outils de la direction
des propriétaires actuels à celle des ouvriers puisse se faire d'une
manière ou d'une autre, qui ne peut discerner que les nouveaux propriétaires
des outils deviendraient rapidement, à cause de leur nouvelle condition
de propriétaires, des capitalistes ? Avons-nous une raison quelconque de
supposer que les nouveaux propriétaires des outils seraient plus généreux
ou moins égoïstes que les propriétaires d'outils actuels ? Avons-nous
une raison quelconque de supposer que le cœur naturel aurait changé
davantage chez les propriétaires des outils que chez les ouvriers ou que
tous les travailleurs seraient invités par les nouveaux propriétaires
des outils à partager également les bénéfices des machines ? Toute
l'expérience faite avec la nature humaine dit : Non ! On se rend compte
de la maladie, on se rend compte de la nécessité d'une prompte guérison,
mais aucun remède ne peut guérir la « création gémissante ».
Ses gémissements et ses douleurs de l'« enfantement » doivent
persister et augmenter, comme l'indique l'Apôtre, jusqu'à la
manifestation des fils de Dieu, le Royaume de Dieu — Rom. 8 : 22, 19.
Le fait de nier qu'il y ait une maladie (« trouble ») ne la guérit pas.
L'affirmation que « le travail n'est nullement une marchandise », ne
corrigera pas ou ne changera pas le fait que le travail est une
marchandise et ne peut être rien d'autre sous nos lois et circonstances
sociales actuelles. A une certaine époque et concernant certains peuples,
l’esclavage a pu être une institution avantageuse sous des maîtres
bienveillants et raisonnables. Sous le système féodal d'une semi-civilisation,
le servage a pu présenter des caractéristiques utiles adaptées à son
époque et à ses conditions ; il en est de même du système de
salariat. Le travail, comme marchandise, soumis à l'achat et à la
vente, présente quelques caractéristiques excellentes, et a fait
beaucoup pour développer l'habileté mentale et physique ; en vérité,
dans le passé, il a été un très précieux bienfait pour le Travail. Il
ne serait pas non plus sage de détruire cette valeur du travail considéré
comme une marchandise même maintenant, car les ouvriers qui exercent leur
cerveau, qui possèdent et exercent l'habileté et l'énergie méritent
qu'on recherche leur travail et qu'on les paie mieux que les incapables et
les inintelligents ; c'est également nécessaire pour stimuler les
inintelligents et les indolents. Ce qu'il faut, c'est un gouvernement
juste, sage, paternel qui maintiendra des restrictions et des
encouragements salutaires, et en ajoutera, tout en protégeant en même
temps chaque classe d'ouvriers contre l'arrogance de la classe immédiatement
au-dessus d'elle, et en les défendant tous contre la puissance herculéenne
du Capital actuel avec son immense et croissante armée de machines-esclaves ;
finalement, après de complètes instructions générales pratiques dans
la droiture, sous la loi d'amour, ce gouvernement détruira tous ceux qui
aiment l'égoïsme et le péché. La Bible seule suggère un tel
gouvernement ; elle le décrit en détails, elle le promet d'une manière
positive et il attend seulement qu'ait
été choisie l'Église de Dieu dont les membres seront les rois et
les prêtres de ce gouvernement comme cohéritiers d'Emmanuel — Apoc. 5
: 10 ; 20 : 6.
LE POINT DE VUE DE FEU L'ÉVÊQUE J. P. NEWMAN
L'Évêque Newman, de l'église épiscopale méthodiste, discerna le
conflit irrépressible entre le Capital et le Travail. Il vit les droits
et les torts des deux côtés de la question. Dans un article qui parut un
jour dans les journaux de sa dénomination, il présenta les propositions
et les suggestions suivantes :
« Est-ce de l'impiété que d'être riche ? La pauvreté est-elle
essentielle à la sainteté ? N'y a-t-il que des mendiants qui soient
saints ? Le ciel est-il une maison de pauvres ? Que ferons-nous alors
d'Abraham qui était très riche en cheptel, en argent et en or ? Que
ferons-nous alors de Job qui avait 7 000 brebis, 3 000 chameaux, 4 000 bœufs,
500 ânes ; qui possédait 30 000 acres de terre [12 138 ha environ —
Trad.] et 3 000 serviteurs ?...
« L'acquisition de la richesse est un don divin. Le travail et la sobriété
sont les lois de l'économie. Amasser de grandes fortunes est un talent spécial.
De même que les poètes, les philosophes et les orateurs sont nés ainsi,
le financier a le génie de la richesse. Par intuition, il est familier
avec les lois de l'offre et de la demande ; il semble doué de la vision
d'un voyant des fluctuations futures du marché ; il sait quand acheter et
quand vendre, et quand conserver. Il prévoit l'accroissement de la
population et ses conséquences sur les biens immobiliers. Comme le poète
doit chanter parce que la muse est en lui, ainsi le financier doit gagner
de l'argent. Il ne peut pas s'en empêcher. Le don de ce talent est annoncé
dans les Écritures : « L'Éternel, ton Dieu, te donne de la force pour
acquérir ces richesses » (Deut. 8 : 18). Et toutes ces promesses
trouvent leur accomplissement dans la condition financière actuelle des
nations chrétiennes qui dirigent les finances du monde.
« Contre ces droits naturels et légitimes de la possession de biens, s'élève
la revendication en vue de distribuer les biens parmi ceux qui n'en ont
acquis ni par héritage, ni par la capacité ou par l'activité. C'est là
un communisme qui n'a aucun fondement, ni dans la constitution de la
nature, ni dans l'ordre social du genre humain. C'est là le cri incohérent
et déraisonnable du Travail contre le Capital entre lesquels, de par l'économie
naturelle et l'économie politique, il ne devrait y avoir aucun bas
antagonisme ».
L'évêque affirme que « le patron et l'ouvrier ont des droits
inviolables, le premier d'employer qui il peut pour ce qu'il
peut et le dernier d'accepter (« to répond ») quand il peut ».
L'évêque assure que l'envie et la jalousie des classes ouvrières ne
sont pas soulevées contre ceux qui possèdent d'immenses fortunes, mais
contre le bien-être suprême et la suprême indifférence des riches. Il
continue ainsi :
« La richesse a la plus noble des missions. Elle n'est pas donnée
pour être amassée, ni pour se satisfaire égoïstement ni pour faire étalage
de pompe et de puissance. Les riches sont les aumôniers du Tout-Puissant,
ses agents payeurs. Ils sont les gardiens des pauvres. Ils doivent
inaugurer ces grandes entreprises qui apporteront un profit aux masses,
non pas les plus substantiels dividendes, mais la plus grande prospérité.
Le capital peut permettre aux ouvriers de jouir d'un bonheur qui
accompagne une activité honnête. C'est aux riches d'améliorer les
foyers des pauvres, mais plus d'une écurie d'homme riche est un palais si
on la compare à la demeure de l'ouvrier honnête et intelligent.
« Lorsque les riches seront les patrons de ces réformes sociales qui
élèvent la société, alors ils recevront la bénédiction des pauvres.
C'est à eux de donner au législateur des directives essentielles à la
protection de tous les droits et intérêts d'une communauté. Lorsqu'ils
bâtiront des bibliothèques de savoir, des musées d'art et des temples
de piété, ils seront considérés comme les bienfaiteurs de leur race.
Lorsque la richesse du Capital s'unira à la richesse de l'intelligence,
à la richesse du muscle et à la richesse de la bonté pour le bien
commun, alors le Travail et le Capital seront estimés à égalité comme
étant les agents qui donnent à chaque homme la vie, la liberté et la
recherche du bonheur ».
Il est évident que l'évêque s'efforçait d'avoir une vue raisonnable
des deux côtés de la controverse actuelle et de la lutte prochaine, mais
d'une manière sans nul doute inconsciente, l'association à la richesse
et le fait de dépendre d'elle influent évidemment sur son jugement.
C'est un fait que beaucoup des anciens étaient très riches, Abraham, par
exemple. Cependant, l'histoire du séjour d'Abraham, d'Isaac et de Jacob
dans le pays de Canaan, montre que bien que la terre, en ce temps-là
appartenait à des propriétaires, néanmoins elle n'était pas clôturée
mais elle était libre aux usagers. Ces trois patriarches, ainsi
que leurs serviteurs, leur gros bétail et leur petit bétail errèrent à
volonté à travers le pays des Cananéens pendant près de deux siècles,
et pourtant ne prétendirent pas en posséder une parcelle (Actes 7 : 5).
Dans le royaume-type de Dieu, Israël, le code des lois pourvoyait aux
besoins des pauvres, nés dans le pays ou étrangers. Personne ne devait
mourir de faim : les champs ne devaient pas être moissonnés à
fond, mais les angles devaient être laissés aux pauvres pour le glanage.
Ceux qui avaient faim pouvaient entrer dans un verger, dans une vigne ou
dans un champ et manger sur place à satiété. Lorsque le pays de la
Palestine fut partagé parmi les tribus et les familles d'Israël, la
clause spéciale touchant l'annulation des hypothèques sur toutes les
terres, et de toutes les dettes, à chaque cinquantième année, empêchait
l'appauvrissement et la mise en esclavage réel du peuple dans son
ensemble par quelques riches.
L'évêque semblait oublier que les lois et les arrangements de la chrétienté
ne sont pas un code de source divine ; que de même que tous les
plans de têtes et de cœurs imparfaits, ces lois ne sont pas infaillibles
; que si, à un certain moment, on ne pouvait faire mieux, les changements
de conditions sociales et financières rendirent nécessaires ceux du passé
; que d'autres changements sont maintenant reconnus nécessaires et
convenables, bien qu'à ce moment-là, ils étaient contrecarrés par l'égoïsme
et l’ultra-conservatisme. Si, donc, on admet que nos lois sont
simplement humaines et faillibles, et si elles ont déjà été changées
et amendées pour s'adapter aux conditions changées, n'est-il pas inconséquent
pour l'évêque de les traiter maintenant comme étant sacrées,
indiscutables et inaltérables, de prétendre que des droits
une fois concédés sont par conséquent « inviolables », «
naturels » et « indiscutables » soit dans l'ordre de la
nature soit dans la constitution du « genre humain », et que la
suggestion même d'une modification des lois et des règlements sociaux
afin de les mieux adapter aux conditions actuelles est « incohérente »
et « déraisonnable » ?
On remarquera que l'évêque prenait la raison opposée à celle présentée
par le Dr Abbott sur la question du travail comme marchandise,
soumise aux conditions de l'offre et de la demande. Il voyait en cela la
loi de notre système social actuel, et disait qu'elle doit continuer. Il
avait raison de juger que le Travail doit continuer d'être une marchandise
(d'être acheté aussi bon marché que peut l'acheter le Capital, et d'être
vendu au prix le plus élevé que peut en obtenir le Travail) aussi
longtemps que dure le système social actuel. Cela ne durera pas,
cependant, de nombreuses années encore d'après la prophétie et comme le
discernent d'autres esprits capables en étroit contact avec le peuple et
son agitation.
Du point de vue de l'évêque, la seule espérance d'une solution
pacifique pour mettre fin au conflit existant entre le Capital et le
Travail est (1) une conversion de tous les riches aux conditions
aimantes et bienveillantes détaillées dans les deux derniers paragraphes
cités plus haut ; et (2) une conversion de toutes les classes
pauvres et moyennes à cette piété et à ce contentement qui leur
permettrait d'accepter avec reconnaissance ce que les riches voudraient
bien leur abandonner des biens de la terre, et de crier « Heureux
pauvres sommes-nous ! ». Ceci, nous l'admettons, résoudrait rapidement
et complètement la question du Travail, mais aucune personne sensée ne
s'attend à une telle solution dans un avenir immédiat, et les Écritures
ne l'indiquent pas non plus. Nous ne pouvons pas supposer que cet évêque
intelligent présente réellement ses suggestions comme un remède, mais
plutôt qu'il parle ainsi parce qu'il ne voit rien d'autre que cette
solution impossible et que par conséquent la civilisation sera bientôt
frappée de la malédiction de l'Anarchie. Il eût été souhaitable qu'il
ait pu discerner le remède de Dieu pour lequel notre Seigneur nous apprit
à espérer et à prier « Que ton règne vienne », et comprendre
comment ce Royaume doit être établi en puissance et en autorité
souveraine — Dan. 2 : 44, 45 ; 7 : 22, 27 ; Apoc. 2 : 27.
OPINION D'UN DOCTE JURISTE
Un juriste de célébrité mondiale, s'adressant à des étudiants en
droit achevant leurs études dans un collège renommé des États-Unis,
s'exprima dans les termes suivants, tels qu'ils ont été rapportés par
le Journal de Kansas City :
« L'histoire de la race arrogante et rapace à laquelle nous
appartenons, a été le récit de luttes incessantes et sanglantes pour la
liberté personnelle. Des guerres ont été faites, des dynasties renversées,
et des monarques décapités, non pas par esprit de conquête, d'ambition
de gloire, mais pour que l'homme puisse être libre. A travers de nombreux
siècles sanguinaires, privilèges et prérogatives durent céder, malgré
l'entêtement et la répugnance à le faire, à l'indomptable passion de
la liberté individuelle. De la Grande Charte à Appomattox (*), il y a un
grand intervalle de temps ; pourtant, à aucun moment de ces 652 années,
la race n'a cessé ou a hésité dans sa bataille résolue et intrépide
pour obtenir l'égalité de tous les hommes devant la loi. Ce fut pour
cela que les barons menacèrent le roi John ; que Latimer fut brûlé ;
qu'Hamden tomba ; que l'accord fut fait dans la cabine du Mayflower
(**) que la Déclaration de l'Indépendance fut promulguée ; que John
Brown d'Osawatomie mourut ; que les légions de Grant et de Sheridan marchèrent
et vainquirent, préférant renoncer à la vie et à tous ses biens plutôt
que d'abandonner des libertés.
(*) « Appomattox »
: village de la Virginie (E.-U.) où Lee se rendit à Grant, le 9 avril
1865 — dict.
(**) « Mayflower
» : bateau sur lequel vinrent les Pèlerins (pionniers puritains) en
Amérique (1620).
« Le rêve des siècles s'est enfin réalisé. Émergeant de
l'agitation brutale et sanguinaire de l'histoire, l'homme est enfin maître
de lui-même ; pourtant les énigmes troublantes de la foi demeurent. Les
hommes sont égaux, mais il n'y a pas d'égalité. Le suffrage est
universel, mais le pouvoir politique est exercé par une poignée d'hommes ;
la pauvreté n’a pas été supprimée. Les charges et les privilèges de
la société ne sont pas supportés dans l'égalité. Certains ont une
fortune qu'ils seraient incapables de dissiper même en faisant de folles
dépenses, et d'autres prient en vain pour obtenir leur pain quotidien. Déconcertés
et contrariés par ces absurdités, exaspérés au possible par la
souffrance et la misère, déçus quant aux résultats de la liberté
politique sur le bonheur et la prospérité individuels, beaucoup se sont
abandonnés à une anxiété si vive et si profonde qu'elle manifeste la nécessité
pour les forces conservatrices de notre société de s'unir d'une manière
active.
« Dans le mouvement évolutif où la société des États-Unis est
entrée, il n'y a aucun précédent dans l'histoire parce que les
conditions sont anormales ; en conséquence, toute solution scientifique
est impossible. Alors que les conditions des masses populaires ont été
considérablement améliorées par le progrès social, par l'application
de la science à l'industrie et par l'invention de machines, on ne peut
douter que la pauvreté soit plus hostile que jamais auparavant à la société,
plus dangereuse aux institutions de gouvernement démocratique et à la
liberté individuelle qui a été acquise après tant de siècles de
luttes. Les raisons en sont évidentes. L'ouvrier est libre ; c'est un électeur
; sa dignité personnelle s'est développée ; sa sensibilité est devenue
délicate ; ses besoins se sont multipliés plus rapidement que les moyens
de les satisfaire ; l'instruction l'a élevé au-dessus de la condition
d'une vile besogne. Le journal quotidien l'a familiarisé avec les
avantages que la fortune confère à ceux qui la possèdent. On lui a
enseigné que tous les hommes ont été créés égaux, et il croit que si
les droits sont égaux, les occasions ne sont pas égales. La science
moderne l'a muni d'armes formidables, et lorsqu'on a faim, rien n'est plus
sacré que le nécessaire pour la femme et les enfants.
« La crise sociale dans tous les pays civilisés, et spécialement
dans le nôtre, devient de plus en plus redoutable. Le grondement lointain
du mécontentement, obstiné se rapproche de plus en plus d'heure en heure.
Bien que je croie que le génie calme et résolu de la race anglo-saxonne
se prouvera une fois de plus à la hauteur de la situation, et
n'abandonnera pas les biens qu'il a acquis au prix d'incroyables
sacrifices, il apparaît pourtant que la bataille n'est pas terminée, que
l'homme ne se contente plus d'égalité des droits ni d'égalité
des occasions, mais qu'il exigera l'égalité des conditions comme
loi de l'état idéal.
« Il est également évident que la dégradation sociale est
contraire à un gouvernement du peuple par le peuple, et qu'une pauvreté
sans espoir et impuissante est incompatible avec la liberté individuelle.
L'homme qui dépend absolument d'un autre pour avoir les moyens de vivre
pour lui-même et pour sa famille, moyens que le patron peut lui enlever
à volonté, n'est en aucun sens exact, libre. En une centaine d'années,
nous sommes devenus la plus riche de toutes les nations. Nos ressources
sont gigantesques. Les statistiques de nos gains et de nos réserves étonnent
même les crédules. L'argent, la nourriture sont en abondance ; les
produits faits à la machine et à la main sont en abondance, mais malgré
cette fécondité, le paradoxe de la civilisation demeure : la majorité
des gens luttent pour leur existence et une fraction subsiste dans une
abjecte et misérable pénurie.
« Le fait que de telles conditions puissent exister semble mettre la
Sagesse suprême en accusation. Admettre que la nécessité, la misère ou
l'ignorance sont un héritage inévitable, fait de la fraternité de
l'homme le comble de l'ironie et rend inintelligible le code de l'univers
moral. La déception engendrée par ces conditions se change en une méfiance
à l'égard des principes sur lesquels est fondée la société et en une disposition
à changer la base sur laquelle elle repose. C'est à vous que revient
la mission très importante de calmer cette méfiance et l'une de vos tâches
les plus importantes est de résister à cette révolution.
« On peut, grosso modo, classer en deux groupes les remèdes populaires
proposés pour réformer les choses mauvaises, les défauts et les
faiblesses de la société moderne ; le premier propose de redresser les
torts en changeant les institutions politiques. Cette méthode est erronée
et doit être inefficace parce qu'elle repose sur l'illusion que la prospérité
matérielle est la conséquence de la liberté, tandis que la vérité est
que la liberté politique est la conséquence et non la cause du progrès
matériel. Des poètes et des rêveurs ont beaucoup chanté la pauvreté,
et l'on a accusé l'amour de l'argent comme étant la racine de tous les
maux ; cependant, le fait demeure que si l'argent est acquis honnêtement
et employé avec sagesse, il n'y a aucune forme de puissance aussi
substantielle, aussi positive et aussi palpable que celle qui accompagne
la possession de l'argent.
« Il n'y a pas de condition plus déplorable, plus déprimante, plus
destructive de tout ce qui est le plus noble dans l'homme, de ce qui
est le plus exaltant dans la vie privée, de tout ce qui donne le plus
d'inspiration dans la destinée, que la pauvreté, l'indigence, la faim
sans espoir, sordide, impuissante, les salaires au rabais, les jeûnes,
les haillons et un croûton de pain. En tournant votre intelligence exercée
vers l'examen des problèmes de l'heure, vous ne manquerez pas d'observer
que cet élément de notre société est en constant développement ».
Nous avons ici un exposé des faits, clair et excellent ainsi que tous,
riches ou pauvres, doivent le reconnaître. Pourtant il ne renferme aucun
remède, pas même la suggestion que la nouvelle fournée d'hommes de loi
et de politiciens devrait chercher un remède. On leur conseille
simplement de calmer la méfiance chez d'autres, alors qu'eux-mêmes l'éprouvent,
et de résister à tout changement de l'organisation sociale
actuelle, alors qu'eux-mêmes cherchent à se tenir hors de son
oppression.
Pourquoi cet avis ? Est-ce parce que cet homme capable méprise son frère
plus humble ? En aucune façon ; mais parce qu'il se rend compte de
l'action inévitable de la liberté, de l'« individualisme »,
de l'égoïsme avec la liberté que cela implique d'entrer en concurrence
et pour chacun de faire le mieux qu'il peut pour lui-même. En considérant
le passé, il dit : « Ce qui a été sera ». Il ne voit pas que
nous sommes à la fin du présent Age, à l'aube du Millénium, que seule
la puissance du Roi Oint de l'Éternel de toute la terre peut faire sortir
l'ordre de toute cette confusion ; il ne voit pas non plus que, dans la
sage providence de Dieu, les hommes sont amenés face à face à ces problèmes
embarrassants qu'aucune sagesse humaine ne peut résoudre, et à des
conditions calamiteuses qu'aucune prévoyance ou politique humaine ne peut
empêcher ou écarter, de sorte qu'au temps marqué, dans leur situation
très critique et dans leur péril, ils seront contents de reconnaître
l'intervention divine et de s'y soumettre, de cesser leurs propres œuvres et de se laisser
enseigner par Dieu. Celui qui a droit au Royaume est sur le point de
« prendre sa grande puissance et son règne » [Apoc. 11 : 17],
de faire sortir l'ordre du chaos, de glorifier son « épouse »
et avec elle et par elle, de mettre fin aux afflictions de la création gémissante
chargée du péché, et de bénir toutes les familles de la terre. Seuls,
ceux qui ont la « vraie lumière » peuvent discerner l'issue
glorieuse de la sombre époque actuelle qui embarrasse les sages.
M. ROBERT G. INGERSOLL, COMME D'AUTRES,
COMPRIT LA CONDITION DES HUMAINS ET LA DÉPLORA,
MAIS NE PROPOSA AUCUN
REMÈDE
Le Col. Ingersoll avait la réputation d'être un sage selon le monde. Il
était connu comme incrédule, mais il était un homme doué de talents
remarquables, d'un sain jugement exceptionnel, sauf en matière religieuse ;
dans ce domaine-là, nul n'a une saine appréciation s'il n'est guidé par
la Parole et par l'esprit du Seigneur. Comme avocat, son avis était si
hautement apprécié qu'il était connu pour donner une consultation d'une
demi-heure au tarif de 250 $. Ce cerveau actif a également été préoccupé
des grands problèmes de notre époque troublée, mais Ingersoll n'eut
cependant aucun remède à proposer. Il exposa longuement ses idées sur
la situation dans le journal Twentieth Century d'où nous extrayons
ce qui suit :
« L'invention a rempli le monde de concurrents, non seulement d'ouvriers,
mais de techniciens, de techniciens de la plus haute capacité. De nos
jours, l'ouvrier ordinaire est, le plus souvent, une dent d'engrenage. Il
travaille avec la machine infatigable, il alimente la machine insatiable.
Lorsque le monstre arrête, l'homme est sans travail, sans pain. Il n'a
rien épargné. La machine qu'il a nourrie ne l'a pas nourri, lui ;
l'invention n'a pas été faite pour son avantage à lui. L'autre jour,
j'ai entendu dire par un homme que pour des milliers de bons ouvriers spécialistes,
il était presque impossible de trouver un emploi, et qu'à son avis, le
gouvernement devrait fournir un emploi aux gens. Quelques minutes après,
j'en entendis un autre dire qu'il vendait un brevet pour la coupe de vêtements,
que l'une des machines pouvait faire le travail de vingt tailleurs, qu'une
semaine seulement auparavant, il en avait vendu deux à une grande maison
de New York, et que plus de quarante ouvriers coupeurs avaient été congédiés.
Le capitaliste se présente avec sa spécialité. Il raconte au
travailleur qu'il doit être économe, et cependant, avec le système
actuel, l'économie ne fait que diminuer les salaires. Sous la grande loi
de l'offre et de la demande, chaque travailleur économe, épargnant, qui
se refuse des plaisirs, fait inconsciemment tout ce qu'il peut pour
diminuer sa rémunération et celle des autres. La machine-outil semble
attester que les salaires sont suffisamment élevés.
« Le Capital a toujours revendiqué et revendique encore le droit de
se grouper. Les industriels se réunissent et fixent les prix, même en dépit
de la grande loi de l'offre et de la demande. Les travailleurs ont-ils le
même droit de se consulter et de s'unir ? Les riches se rencontrent dans
la banque, dans un club ou dans un salon. Les travailleurs, lorsqu'ils se
coalisent, s'assemblent dans la rue. Toutes les forces organisées de la
société sont contre eux. Le Capital possède l'armée et la marine, la législature,
les pouvoirs judiciaire et exécutif. Lorsque les riches se coalisent,
c'est dans le dessein « d'échanger des idées ». Lorsque les
pauvres se coalisent, c'est un « complot ». S'ils agissent de
concert, s'ils font réellement quelque chose, c'est une « émeute ».
S'ils se défendent, c'est une « trahison ». Comment se fait-il que les
riches ont la haute main sur les ministères du gouvernement ? Il arrive
parfois que des gueux deviennent des révolutionnaires, où un chiffon
devient une bannière sous laquelle les plus nobles et les plus braves se
rangent pour se battre pour le droit.
« Que faisons-nous pour régler le conflit inégal entre l'homme et
la machine ? Les machines seront-elles en fin de compte associées aux
travailleurs ? Peut-on dominer ces forces de la nature au profit des
enfants de la nature qui souffrent ? La prodigalité accompagnera-t-elle
toujours la capacité ? Les travailleurs deviendront-ils assez
intelligents et assez forts pour devenir les propriétaires de leurs
machines ? L'homme peut-il devenir assez intelligent pour être généreux,
pour être juste, ou bien est-il dirigé par la même loi ou le même fait
qui dirige le monde animal ou le monde végétal ? A l'époque du
cannibalisme, les forts dévoraient les faibles, mangeaient réellement
leur chair. Malgré toutes les lois que l'homme a faites, malgré tous les
progrès de la science, les forts, les sans-coeur, continuent à vivre aux
dépens des faibles, des malheureux et des sots. Lorsque je prends en
considération les tourments de la vie civilisée — les échecs, les
anxiétés, les larmes, les espoirs déçus, les amères réalités, la
faim, le crime, l'humiliation, la honte — je suis presque forcé de dire
que le cannibalisme, après tout, est la forme la plus miséricordieuse
sous laquelle l'homme ait jamais vécu de son semblable.
« Il est impossible à un homme qui a bon cœur d'être satisfait du
monde tel qu'il est actuellement. Aucun homme ne peut vraiment jouir même
de ce qu'il gagne — de ce qu'il sait comme lui appartenant — en
sachant que des millions de ses semblables sont dans la misère et dans le
besoin. Lorsque nous pensons aux affamés, nous sentons qu'il est presque
cruel de manger. La rencontre de gens en haillons et qui grelottent vous
rend presque honteux d'être bien habillés et d'avoir chaud — il vous
semble que votre cœur est aussi froid que leur corps.
« Ne surviendra-t-il pas de changement ? Les « lois de l’offre et de
la demande », l'invention et la science, le monopole et la concurrence,
le capital et la législation doivent-ils être toujours les ennemis de
ceux qui peinent ? Les travailleurs seront-ils toujours assez ignorants et
assez sots pour dépenser leur salaire à des choses inutiles ?
Entretiendront-ils des millions de soldats pour tuer les fils d'autres
travailleurs ? Bâtiront-ils toujours des temples tandis qu'eux-mêmes
vivront dans des taudis et des bicoques ? Permettront-ils à jamais à des
parasites et à des vampires de vivre de leur sang ? Resteront-ils les
esclaves des coquins qu'ils entretiennent ? Les hommes honnêtes
continueront-ils à tirer leur chapeau devant les voleurs de la haute
finance ? Le travail tombera-t-il toujours à genoux devant la paresse
couronnée ? Les ouvriers comprendront-ils que des mendiants ne peuvent
pas être généreux, et que tout homme en bonne santé doit gagner par
son travail le droit de vivre ? Diront-ils en fin de compte que l'homme
qui a eu des privilèges égaux à ceux de tous les autres n'a aucun droit
de se plaindre, ou bien suivrontils l'exemple donné par leurs
oppresseurs ? Apprendront-ils que pour arriver au succès, la force doit
être guidée par la réflexion, et que tout ce qui doit subsister doit
reposer sur la pierre angulaire de la justice ? ».
Le raisonnement exposé ici est pauvre, faible ; il ne donne ni
espoir, ni proposition de remède. Venant d'un homme sage et d'un
excellent logicien, il démontre simplement que les hommes sages de ce
monde discernent la maladie mais ne peuvent discerner aucun remède. Cet
homme instruit signale avec suffisamment de clarté les causes de la
difficulté et son caractère inévitable, et ensuite, il dit en fait aux
travailleurs : « Ne vous laissez pas écraser et opprimer par elles (l'invention,
la science, la concurrence, etc.) ! ». Mais il ne propose aucun moyen de
délivrance sauf sous la forme d'une question : « Les travailleurs
deviendront-ils assez intelligents et assez forts pour devenir les propriétaires
des machines ? ».
Mais supposez qu'ils aient les machines et des capitaux suffisants pour
les faire fonctionner ! De telles usines et de telles machines
pourraient-elles fonctionner avec plus de succès que d'autres ?
Pourraient-elles fonctionner longtemps et avec succès comme des affaires
de bienfaisance et non de profit ? Ne chercheraient-elles pas aussi à
augmenter la « surproduction » et à provoquer des cessations de travail
laissant ainsi leurs propres travailleurs et d'autres, oisifs ? Ne
savons-nous pas que si l'usine ou la fabrique devaient fonctionner sur le
principe de salaire égal pour tous les employés, ou bien ce serait
rapidement la faillite parce que les salaires seraient trop élevés, ou
bien les plus capables seraient attirés vers d'autres situations mieux rémunérées,
ou bien vers des opérations privées faites à leur propre compte ? En un
mot, l'intérêt personnel, l'égoïsme, est si enraciné dans la nature
de l'homme déchu et fait tant partie de la structure sociale actuelle que
quiconque n'en tient pas compte apprendra vite son erreur.
La dernière phrase citée est très plaisante, mais elle n'offre aucune
aide dans la circonstance. Elle ressemble à un nichet en verre. Elle sert
de solution jusqu'à ce que vous le brisiez et que vous essayiez de le
manger. « Apprendront-ils [les travailleurs] que la force, pour réussir,
doit avoir derrière elle la pensée ? ». Oui, tous le savent, et savent
que cette pensée doit avoir des cerveaux et que ces cerveaux doivent être
de bonne qualité et bien ordonnés. Tous peuvent comprendre que si tous
avaient des cerveaux de même calibre et de force égale, la lutte entre
l'homme et l'homme serait si égale qu'une trêve interviendrait
rapidement, et que les uns les autres respecteraient mutuellement leurs
droits et leurs intérêts, ou plus probablement, que la lutte se
serait produite plus tôt et d'une manière plus cruelle. Mais personne ne
sait mieux que M. Ingersoll ne le savait lui-même qu'aucune puissance
terrestre ne pourrait créer une telle condition d'égalité mentale.
Le quatrième paragraphe cité fait le plus grand honneur au grand homme.
Il trouve un écho dans toutes les âmes nobles que nous croyons être
nombreuses. Mais d'autres, dans des conditions modestes, ou même riches
comme M. Ingersoll, décident, comme il le fit sans nul doute, qu'ils sont
aussi impuissants à gêner ou à altérer le cours de la société qui
coule rapidement dans le canal de la nature humaine déchue que s'ils
voulaient arrêter les chutes du Niagara en s'y jetant. Dans l'un comme
dans l'autre cas, il y aurait un bruit et un trouble momentanés, et c'est
tout.
L'HONORABLE J. L. THOMAS SUR LA LÉGISLATION DU TRAVAIL
On affirme fréquemment que le Travail a été injustement traité par une
législation qui favorise les riches et est préjudiciable aux pauvres, et
qu'il suffirait de faire l'inverse pour porter remède à tout. Rien n'est
plus loin de la vérité, et nous sommes heureux d'avoir dans le New
York Tribune du 17 octobre 1896 un résumé de la législation du
travail aux États-Unis, fait par un homme distingué aussi qualifié que
l'ancien Avocat général assistant des E.- U., Thomas. Il écrit :
« Pour écrire l'histoire de la législation des cinquante dernières
années, concernant l'amélioration des conditions de la classe pauvre et
de la classe des travailleurs, il faudrait des volumes mais on peut la résumer
comme suit :
« L'emprisonnement pour des dettes a été aboli.
« Des lois ont été votées pour exempter les maisons et dépendances et
une grande partie des biens personnels du recours contre les débiteurs
qui sont chefs de famille, contre leurs veuves et contre leurs orphelins.
« Des gages ont été donnés par la loi aux artisans et aux ouvriers sur
la terre ou la chose sur laquelle ils rendent un travail pour leur salaire.
« Il est permis aux personnes pauvres d'avoir recours aux tribunaux d'État
ou de la Nation, sans avoir à payer les frais de justice ou à déposer
une caution.
« Les tribunaux, d'État ou de la Nation, désignent des avocats pour défendre,
gratuitement, des personnes pauvres devant les tribunaux criminels et dans
certaines circonstances devant les tribunaux civils.
« Dans de nombreuses circonstances, les tribunaux sont chargés de rendre
un jugement en faveur d'un ouvrier qui est obligé d'intenter un procès
pour entrer en possession de son salaire ou pour faire valoir ses droits
contre une société, afin qu'il obtienne une somme fixe lui permettant de
couvrir les honoraires de son avocat.
« Par voie légale, la durée d'une journée de travail dans un service
public ou dans des travaux publics a été fixée dans certains cas à
sept heures, et en d'autres cas, à huit ou neuf heures.
« Dans la liquidation de biens en faillite, les salaires des travailleurs
ont la priorité, et dans certains cas les salaires ont la priorité en règle
générale.
« Des lois ont été votées pour réglementer les tarifs des chemins de
fer pour les voyageurs et pour les marchandises, les tarifs d'autres
lignes de transport, ainsi que ceux des entrepôts et des ascenseurs ; des
commissions d'État et de la Nation ont été créées afin de contrôler
le mouvement des chemins de fer, ce qui a permis de réduire les charges
de deux tiers ou plus.
« Des lois ont été votées dans presque tous les États pour réduire
le taux d'intérêt, et pour prolonger le temps de rachat après la
forclusion des hypothèques ou des actes fiduciaires.
« On exige des chemins de fer qu'ils clôturent leurs lignes ou qu'ils
paient au double les dommages résultant d'un manque de clôture ; on
exige également qu'ils fournissent des postes et du matériel de sécurité
pour leurs travailleurs.
« On exige des industriels et des exploitants des mines qu'ils
fournissent des postes et des engins pour la sécurité et le bien-être
de leurs employés.
« La loi a autorisé la législation des organisations ouvrières.
« On a fait de la Journée du Travail une fête nationale.
« Des membres de Commissions du Travail, de l'État et de la Nation, sont
chargés de recueillir des statistiques, et autant que possible, d'améliorer
la condition des classes laborieuses.
« On a créé le Ministère de l'Agriculture,
et son Chef fait partie du Cabinet.
« Des semences, d'une valeur de 150 000 $, sont distribuées gratuitement
chaque année au peuple.
« Dans de nombreux États, on considère comme un délit le fait de
mettre à l'index un pauvre homme qui a été congédié de son emploi ou
qui n'a pas réussi à payer ses dettes ; on considère comme un délit le
fait de menacer, par voie postale et sur carte postale, de poursuivre en
justice un débiteur ou de le blâmer par tout autre moyen.
« Afin de protéger les imprudents et les naïfs, on refuse l'usage du
courrier postal à ceux qui voudraient effectuer des opérations
frauduleuses ou de hasard par ce moyen.
« Les tarifs postaux ont été abaissés, imposant au gouvernement une
perte annuelle de 8 000 000 de $ pour le transport du courrier, permettant
ainsi aux gens d'avoir en franchise les journaux de province ; les
meilleures revues et les meilleurs périodiques sont devenus si bon marché
qu'ils sont à la portée des pauvres.
« Les polices d'assurance sur la vie et les souscriptions à des sociétés
de construction et de prêts ne sont pas frappées de déchéance par
suite de non-paiement de primes ou de droits après un temps limité.
« Les banques, qu'elles soient d'État ou de la Nation, sont
assujetties au contrôle public, et leur comptabilité à
l'inspection publique.
« Dans le service public, les employés ont droit à un congé rétribué
de trente jours dans certains cas et de quinze jours dans d'autres cas ;
en outre, ils ont droit à trente jours de congé en cas de maladie pour
eux-mêmes ou pour leur famille.
« Ont été interdits par la loi le trafic des coolies, l'importation de
travailleurs sous contrat, le travail des condamnés des États-Unis, une
nouvelle immigration de Chinois, l'importation de marchandises fabriquées
par des forçats et le système de travail imposé au débiteur pour
s'acquitter de ses dettes.
« Des Conseils d'arbitrage, à l'échelon d'État ou de la Nation, ont été
créés pour le règlement des litiges du travail.
« Ceux qui sont employés dans le service public ont les congés
nationaux payés : le 1er janvier, le 22 février, la
Journée du Souvenir, le 4 juillet, le Jour du Travail, le Jour d'actions
de Grâces, et le 25 décembre.
« Des fermes (*) ont été données gratuitement à ceux qui voudraient
s'y installer, et d'autres terres ont été données à ceux qui
voudraient y planter et faire pousser des arbres.
(*) « homestead » : « pièce de terre de 65 ha
environ d'un terrain public accordé à un immigrant sous certaines
conditions par Ie gouvernement des E.- U. » (dic.).
« Le vote australien [bulletin de vote portant les noms de tous les
candidats, et que l'électeur pointe secrètement] et d'autres lois ont été
votées pour protéger les citoyens dans leur droit de voter sans être
molestés et intimidés.
« Quatre millions d'esclaves ont été affranchis, à la suite de quoi
des centaines de milliers de propriétaires ont été appauvris.
« Des bibliothèques publiques ont été créées sur les fonds publics.
« Des hôpitaux publics ont été multipliés pour prendre soin des
malades et des pauvres.
« Cent quarante millions de dollars sont payés chaque année par le Trésor
public aux soldats de nos guerres, à leurs veuves et à leurs orphelins.
« Enfin — et ce n'est pas de moindre importance — on a créé des écoles
publiques, de sorte que maintenant, la dépense annuelle rien que pour
l'enseignement qu'on y dispense, s'élève à plus de 160 millions de
dollars, et pour les bâtiments, les intérêts des emprunts et pour
d'autres dépenses, probablement à la somme supplémentaire de 40
millions de dollars ou plus.
« D'innombrables autres lois de moindre importance, concernant les mêmes
domaines que ceux qui viennent d'être indiqués et entrant dans les plus
petits détails des rapports entre employeurs de main-d’œuvre (que ce
soit des sociétés, des associations ou des individus) et des employés,
ont été votées par le Congrès et par les assemblées législatives des
divers États.
« Toutes ces lois ont été votées et ces bienfaits admis par les riches
aussi bien que par les pauvres. En vérité, l'histoire de ce pays pour le
dernier quart de siècle, montre que des hommes et des femmes de toutes
les classes ont mis au maximum à l'épreuve leur esprit inventif pour
concevoir des lois pour le profit, l'instruction et l'élévation des
masses populaires, et cela a été poussé si loin que beaucoup d'hommes réfléchis
craignent, si cela continue, qu'on en arrive au socialisme d'État. Il n'y
a aucun doute que, depuis de nombreuses années, la tendance de l'opinion
publique parmi le peuple va dans cette direction ».
Ainsi donc, si tout ce qu'il était possible de faire légalement l'a été,
et que l'inquiétude augmente, il est évidemment inutile de trouver un
remède de ce côté. Il est certain que M. Thomas était également arrivé
à la conclusion que le conflit est inévitable.
Remarquez dans quels termes cet homme, capable et, noble,
WENDELL PHILLIPS, A EXPRIMÉ
SON OPINION
« Aucune réforme, morale ou intellectuelle, n'est jamais venue de
la classe supérieure de la société. Chacune des réformes, et toutes,
sont venues de la protestation des martyrs et des victimes. L'émancipation
des travailleurs doit être acquise par les travailleurs eux-mêmes ».
Cela est très vrai, très sage, mais M. Philips non plus n'a proposé de
suggestion pratique pour montrer comment les travailleurs doivent
s'affranchir eux-mêmes du résultat certain des principes égoïstes de
la Loi de l'Offre et de la Demande (soutenus par des inégalités mentales
et physiques), inexorable comme l'est la loi de la gravitation. Il ne
savait ce qu'il fallait recommander. Comme tous le savent, la Révolution
pourrait opérer des changements locaux et temporaires, bénéfiques ou
autrement, mais à quoi pourrait servir la révolution contre des
conditions et une concurrence universelles ? Nous pourrions aussi bien
nous révolter contre la marée montante de l'océan, et essayer de la
refouler avec des balais, ou de recueillir excédent dans des tonneaux.
LA PRÉDICTION DE MACAULAY
Le Figaro de Paris cite les extraits suivants d'une lettre écrite
en 1857 par M. Macaulay, le grand historien anglais, à un ami des États-Unis
;
« Il est clair comme le jour que votre gouvernement ne sera jamais
capable de maintenir sous sa direction une majorité souffrante et irritée,
parce que dans votre pays, le gouvernement est entre les mains des masses
populaires, et que les riches qui sont en minorité, sont absolument à
leur merci. Un jour viendra dans l'État de New York, où, entre la moitié
d'un déjeuner et l'espérance de la moitié d'un dîner, la multitude élira
vos législateurs. Est-il possible d'avoir un doute quelconque sur le
genre de législateurs qui sera élu ?
« Vous serez obligés de faire les choses qui rendent la prospérité
impossible. Alors quelque César ou Napoléon prendra en mains les rênes
du gouvernement. Votre République sera pillée et ravagée dans le vingtième
siècle, exactement comme l'empire romain le fut par les barbares du
cinquième siècle, avec cette différence, que les dévastateurs de
l'empire romain, les Huns et les Vandales, venaient du dehors, tandis que
vos barbares seront les gens de votre propre pays et le produit de vos
propres institutions ».
Il n'est pas venu à l'esprit de cet homme qui a une grande connaissance
de la nature humaine, à la fois chez les riches et chez les pauvres, de
suggérer comme une probabilité que les riches pourraient, sans égoïsme,
épouser la cause de la majorité et donner leur assentiment à la
promulgation de lois importantes et bienveillantes qui élèveraient
graduellement les masses à la compétence et rendraient impossible à
quiconque d'amasser plus d'un demi-million de dollars de fortune. Non ;
M. Macaulay savait qu'une telle proposition était indigne de considération,
d'où sa prédiction qui est en rapport avec le témoignage de Dieu quant
au résultat de l'égoïsme, savoir : un grand temps de détresse.
En outre, depuis qu'il a écrit cette lettre, le droit de vote a été
exigé par les propres compatriotes de M. Macaulay, le public britannique,
et a été obtenu. Il a été exigé et obtenu par les Belges et les
Allemands. Il a été exigé et obtenu de force par les Français. On le réclame
en Autriche-Hongrie, et avant peu les Italiens l'obtiendront. De sorte que
la catastrophe même prédite avec tant d'assurance pour les États-Unis
menace également la « chrétienté » tout entière. Macaulay ne
voyait aucune espérance, et n'avait pas d'autres suggestions à offrir
que celles que d'autres offraient également, c'est-à-dire que les riches
et les gens influents s'emparent par la force de la direction des affaires
et s'assoient sur la soupape de sûreté aussi longtemps que possible —
jusqu'à ce que l'explosion se produise.
LES ESPÉRANCES DE M.
CHAUNCEY M. DEPEW
Parmi les penseurs capables et profonds du monde d'aujourd'hui, on trouve
également l'Hon. Chauncey M. Depew, LL. D. (docteur ès lettres —Trad.).
Homme sage, il est fréquemment de bon conseil, et nous sommes heureux
d'avoir son opinion sur la situation actuelle. Parlant à la classe
d'examen de l'Université de Chicago, et à d'autres, en qualité
d'orateur à sa 10e Assemblée, il déclara entre autres choses :
« L'instruction n'a pas seulement rendu possible la merveilleuse
croissance de notre pays et la prodigieuse occasion favorable qu'elle
offre à la profession et à la fortune, mais elle a élevé notre peuple
en le faisant sortir des méthodes et des coutumes du passé, et nous ne
pouvons plus désormais vivre comme le firent nos ancêtres.
« L'école primaire et l'école secondaire, avec leurs avantages supérieurs,
nous ont formés de telle façon que l'amélioration des conditions de vie
fait des hommes plus libéraux et plus intelligents et des femmes mieux
douées, plus belles et à l'âme plus généreuse. Elle les élève sur
un plan supérieur à celui du paysan européen. Tandis que l'instruction
et la liberté ont fait des Américains un peuple phénoménal, elles ont,
dans une certaine mesure, élevé le standard de vie et ses exigences dans
les pays plus anciens de l'Europe. L'ouvrier indien peut vivre sous un
toit de chaume dans une pièce unique, avec un pantalon rapiécé pour se
vêtir et une terrine de riz pour se nourrir. Mais l'artisan américain désire
avoir un logis avec plusieurs pièces. Il a appris, et ses enfants ont
appris la valeur des oeuvres d'art. Ils connaissent tous à présent
quelle est la meilleure nourriture, le meilleur vêtement et la vie la
meilleure, le tout n'étant pas du luxe mais du confort qui satisfait et
devrait satisfaire les citoyens de notre République.
« Des hommes habiles, très courageux et très perspicaces ont saisi
l'occasion favorable en Amérique pour amasser d'immenses fortunes. Les
masses populaires qui n'ont pas été aussi fortunées, considèrent ces
hommes et disent : Nous ne bénéficions pas comme eux de ces occasions
favorables. Ce n'est pas ici la place, et nous n'avons pas le temps, de
faire même allusion à la solution de ces difficultés ou à la résolution
de ces problèmes. Aucun homme de bon sens ne peut douter que le génie
existe parmi nous pour y faire face si besoin est par la législation ou
par d'autres moyens. Nous réclamons pour notre époque plus d'instruction,
plus d'étudiants dans les collèges et plus de facilités pour aller au
collège. Tout jeune homme qui sort de ces institutions pour entrer dans
le monde, sort tel un missionnaire porteur de lumière et de connaissance.
Dans la communauté où il s'installera, il prendra une position en faveur
d'une appréciation intelligente, large et patriotique, de la situation
dans le pays et dans le voisinage. Les diplômés des quatre cents
universités du pays sont les lieutenants et les capitaines, les colonels,
les généraux de brigade et les généraux de division de cette armée de
progrès américain à laquelle nous appartenons tous.
« Le monde dans lequel entre aujourd'hui notre jeune homme est un
monde très différent de celui que connurent son père ou son grand-père
ou ses ancêtres cent ans auparavant. Il y a cinquante ans, il aurait pris
ses grades universitaires dans un collège confessionnel et serait entré
dans les vues de l'église de ses pères et de sa faculté. Il y a
cinquante ans, il aurait adhéré au parti auquel appartenait son père.
Il aurait accepté le credo religieux du pasteur du village, et les
principes politiques du programme national élaboré par le parti de son père.
Mais aujourd'hui, il prend ses grades universitaires dans un collège où
la ligne confessionnelle est vaguement tracée, et il s'aperçoit que les
membres de sa famille ont fréquenté toutes les églises et professent
tous les credo ; aussi doit-il choisir pour lui-même l'église dans
laquelle il se sentira à l'aise, et les doctrines sur lesquelles il
basera sa foi. Il découvre que les liens du parti ont été relâchés
par de faux conducteurs ou des conducteurs incompétents, et par
l'incapacité des organisations de partis de faire face aux exigences du
pays et à celles du développement extraordinaire de l'époque. Ceux qui
devraient être ses conseillers lui disent : « Fils, juge pour toi-même
et pour ton pays ». Ainsi, au seuil même de la vie, il demande une
connaissance dont son père n'avait pas eu besoin pour remplir ses
obligations comme citoyen ou pour baser sa foi et ses principes. Il se
dispose à partir, à la fin de ce merveilleux dix-neuvième siècle pour
s'entendre dire, du haut d'une chaire et d'une tribune et par la presse,
et pour discerner à la suite de ses observations personnelles, qu'il y a
des conditions révolutionnaires dans le monde politique, financier et
industriel qui menacent la stabilité de l'État, la position de l'église,
les bases de la société et la sécurité de la propriété. Pourtant,
alors que le précepte et la prophétie annoncent la catastrophe, il ne
devrait pas désespérer... Tous les jeunes hommes devraient croire que
demain sera meilleur qu'aujourd'hui, et être impatients de voir arriver
le lendemain dans une espérance indéfectible, tout en accomplissant
pleinement son devoir aujourd'hui.
« Nous admettons tous que les problèmes sont difficiles et la situation
poignante. Cependant, il appartient à l'instruction de résoudre des
problèmes et de remédier à des conditions délicates. Notre époque est
celle du paradoxe de la civilisation. Jusqu'ici, notre ligne de conduite a
été affaire d'interprétation facile et d'exécution aisée en se basant
sur l'histoire du passé. Mais nous voici à cinq années du vingtième siècle,
face à des conditions qui sont presque aussi nouvelles que si un
bouleversement considérable nous avait précipités violemment dans
l'espace et que nous nous soyons trouvés assis près de l'un des canaux
de Mars.
« La vapeur et l'électricité ont fait compter pour rien les siècles
de l'ère chrétienne jusqu'au nôtre. Elles ont amené une harmonie de la
production et des marchés qui bouleverse tous les calculs et tous les
principes d'action du passé. Elles ont uni le monde en une communication
instantanée qui a renversé les limitations autrefois réglées par le
temps et la distance ou que la législation pouvait fixer. Les prix du
coton sur le Gange ou sur l'Amazone, du blé sur le plateau de l'Himalaya,
ou dans le delta du Nil, ou dans l'Argentine, de ce matin, avec tous les
facteurs de cours, de climat et de salaire, qui règlent le coût de leur
production, sont immédiatement annoncés à midi à Liverpool, à la
Nouvelle-Orléans, à Savannah, à Mobile, à Chicago et à New York.
Elles envoient un tressaillement ou frisson à travers les plantations du
Sud et les fermes de l'Ouest. Les agriculteurs d'Europe et d'Amérique se
plaignent à juste titre de leur condition. Les populations rurales se
ruent vers les grandes villes et augmentent considérablement les
difficultés des municipalités. Les capitalistes s'efforcent de former
des unions qui flotteront avec la marée ou lutteront contre elle, tandis
que les organisations ouvrières essaient, avec un succès limité, de créer
une situation qu'elles croient être la meilleure pour elles-mêmes. Le
progrès extraordinaire des cinquante dernières années, les révolutions
qui ont été opérées par la vapeur, l'électricité et l'invention, le
rapport des forces agissant sur un côté du globe et produisant des
effets instantanés sur l'autre, ont tellement changé les relations des
peuples et des industries que le monde ne s'y est pas encore adapté. On
doit se confier aujourd'hui et demain sur l'instruction, de façon que
l'intelligence suprême puisse faire sortir l'ordre du chaos...
« Il y a toujours eu des crises dans le monde. Elles ont été les
efforts et les aspirations de l'humanité pour quelque chose de meilleur
et de plus élevé, et ont en fin de compte abouti en quelque mouvement
extraordinaire en faveur de la liberté. Ces révolutions ont été
accompagnées de souffrances infinies, du massacre de millions de gens et
de la dévastation de provinces et de royaumes. Les Croisades ont sorti
l'Europe de l'esclavage du féodalisme, la Révolution française a brisé
les chaînes des castes. Napoléon fut le guide et le prodigieux artisan,
bien que d'une manière égoïste, du suffrage universel moderne et du
gouvernement parlementaire moderne. L'aspiration de tous les siècles a été
vers la liberté, vers toujours plus de liberté. On a toujours espéré
que lorsque la liberté serait acquise, le bonheur et la paix universels régneraient.
Les peuples de langue anglaise se sont assuré la liberté dans son sens
le plus large et le plus complet, cette liberté où les gens sont leurs
propres gouverneurs, législateurs et maîtres. Le paradoxe dans tout cela
est qu'avec la liberté que nous tenons tous comme étant notre plus
grande bénédiction, est venu un mécontentement plus grand que celui que
le monde ait jamais connu. Le mouvement socialiste en Allemagne augmente
de cent mille voix il y a dix ans à quelques millions de voix en 1894.
Les éléments républicains en France deviennent plus radicaux et plus
menaçants de mois en mois. Les troubles agraires et ouvriers de la
Grande-Bretagne sont au-dessus de toute capacité de ses hommes d'état
pour être surmontées sauf par des expédients au jour le jour. Il y a eu
à Chicago une émeute anarchiste, et seule la valeur disciplinée d'un
petit corps de police sauva la grande ville des horreurs du pillage et de
la mise à sac. Un seul homme a créé en peu de mois une organisation des
employés de chemin de fer, si puissante que sur son ordre, vingt millions
de personnes furent paralysées dans leurs industries et leurs mouvements,
et tous les éléments qui constituent le soutien des communautés
temporairement suspendus. Le soulèvement fut si puissant que deux
gouverneurs démissionnèrent et le Maire de notre métropole occidentale
prit ses ordres auprès du conducteur de la révolte. Seul, le bras
puissant du gouvernement fédéral empêcha des pertes industrielles et
commerciales d'une importance considérable.
« Un autre des paradoxes de notre quart de siècle est que chaque
artisan et chaque ouvrier spécialisé, que le travailleur de n'importe
quel secteur aujourd'hui, reçoit pour moins d'heures de travail
vingt-cinq pour cent, et en de nombreux cas cinquante pour cent, de plus
qu'il ne le faisait il y a trente ans. Tout en recevant ainsi un tiers de
plus qu'il ne le faisait il y a trente ans, son dollar lui permettra
d'acheter deux fois plus de vêtements et de nourriture qu'il y a trente
ans. On pourrait penser que le travailleur devrait être suprêmement
heureux quand il compare le passé avec le présent, et qu'après avoir
fait face à ses besoins, il devrait pouvoir déposer à la Caisse d'épargne
le fonds qui ferait rapidement de lui un capitaliste. Et pourtant, il éprouve
un mécontentement que son père, il y a trente ans, avec un salaire égal
au tiers du sien et son dollar lui permettant d'acheter la moitié de ce
que lui achète, n'a jamais connu. Tout ceci vient de l'instruction
! ».
[M. Depew ne tient pas compte du fait qu'il y a trente ans, il y avait
abondance de travail. La production de l'habileté humaine et du muscle étant
très inférieure à la demande, les hommes étaient poussés à faire «
double poste » sur les chemins de fer aussi bien que dans les
filatures et les usines, tandis que des émigrants vinrent également par
millions et trouvèrent rapidement du travail. Mais à présent la
production du travail excède de beaucoup et en tous sens la demande, à
cause des machines. Maintenant, bien que les salaires ne soient pas
mauvais, le peuple, les masses, ne peuvent s'assurer une offre et un
emploi fermes pour leurs services, et inévitablement, les salaires
baissent ].
« Nous sommes en train de mener les batailles non seulement d'aujourd'hui,
mais pour toujours ; nous sommes en train de développer ce pays non
seulement pour nous-mêmes mais pour la postérité. Nous avons vaincu
l'esclavage, nous avons extirpé la polygamie, et notre seul ennemi qui
demeure, c'est l'ignorance.
[Pourtant, si la destruction partielle de l'ignorance par l'instruction a
apporté tout le mécontentement et tous les maux énumérés plus haut,
combien plus une instruction complète coûterait d'anarchie et de
terrible tribulation ! M. Depew déclare qu'il ne discute pas ici du remède
à tous ces maux et à ce mécontentement, mais sans doute aurait-il été
content de le faire s'il connaissait un remède : ici, il déclare qu'on y
remédiera « d'une manière ou d'une autre », ce qui
est une admission tacite qu'il ne connaît aucun remède spécifique à
suggérer].
« Les gens qui sont mécontents sont les gouverneurs et les dirigeants ;
ils doivent résoudre leurs propres problèmes. Ils peuvent élire leurs
propres Congrès et présidents. Ils ne peuvent se révolter contre eux-mêmes
ni se couper la gorge. Tôt ou tard, et d'une manière ou d'une autre,
ils résoudront leurs problèmes, mais ce sera par la loi et au moyen de
la loi. Ce sera par des méthodes destructives ou constructives.
« La question se pose naturellement : « Avec toute la prospérité
et le progrès du monde, pourquoi ce mécontentement ? ». La rapidité
des inventions et les moyens offerts par l'électricité et la vapeur ont,
dans ces vingt-cinq dernières années, détruit 60 % du capital dans le
monde et jeté 40 % de ses travailleurs au chômage. La machine au triple
rendement, l'invention d'un nouveau moteur, le redoublement des forces par
une nouvelle application des machines rendent inutiles toutes les vieilles
machines. Plus encore, elles forcent l'artisan capable qui perd l'outil
avec lequel il gagnait sa vie et qui est désormais inutilisable, à
retomber dans la masse immense des ouvriers ordinaires. En même temps,
ces mêmes forces qui ont ainsi détruit la plus grande partie des valeurs
et mis au chômage tant de gens, ont créé de nouvelles conditions qui
ont augmenté d'une manière incalculable la richesse du monde et les
moyens pour ses gens de mieux vivre, de jouir de plus de confort et de
bonheur. Seulement, pour jouir de ces occasions favorables, de ce confort
et de ce bonheur, une meilleure instruction devient nécessaire ».
Il est de toute évidence que M. Depew est bien informé des questions
concernant le travail et qu'il a fait une étude des conditions qui ont
conduit à l'ordre de choses auquel le monde a à faire face maintenant.
Mais quel remède offre-t-il ? Ce n'est peut-être que par
convenance et par complaisance que ce gentleman fut amené, en s'adressant
à une classe de collège universitaire, à suggérer que l'ignorance
est l'« ennemi », qui occasionne les maux actuels et menace
l'avenir. Pourtant, mieux que personne, M. Depew sait que rien ne prouve
que l'instruction soit un remède. Très peu des millionnaires
d'aujourd'hui ont reçu une instruction de collège. Cornelius Vanderbilt
était sans instruction, un passeur, dont le sens inné et pénétrant des
affaires le guida vers la fortune. Il prévit l'accroissement des voyages,
et plaça de l'argent dans les navires à vapeur et les chemins de fer. Le
premier John Jacob Astor était sans instruction, négociant en fourrures
et en peaux. Prévoyant la croissance de New York City, il plaça son
argent dans les immeubles et posa ainsi les fondements des richesses de la
génération actuelle des Astors.
La liste suivante des millionnaires américains qui ont donné un million
de dollars ou plus à des collèges universitaires, a fait le tour de la
presse accompagné du commentaire que pas un de ces hommes riches et
intelligents n'avait jamais reçu une instruction de collège :
« Stephen Girard, au Collège Girard : $ 8 000 000 ; John D.
Rockefeller, à l'Université de Chicago : $ 7 000 000 ; George
Peabody, à diverses fondations : $ 6 000 000 ; Leland Standford, à
l'Université Standford : $ 5 000 000 ; Asa Packer, à l'Université
Lehigh : $ 3 500 000 ; Paul Tulane, à l'Université Tulane (New Orléans)
: $ 2 500 000 ; Isaac Rich, à l'Université de Boston : $ 2 000 000 Jonas
; G. Clark, à l'Université Clark à Worcester (Mass.) : $ 2 000 000
; les Vanderbilts, à l'Université Vanderbilt : au moins $ 1 775 000 ;
James Lick, à l'Université de Californie : $ 1 600 000 ; John C. Green,
à Princeton : $ 1 500 000 ; William C. DePauw, à Asbury, maintenant
Université Depauw : $ 1 500 000 ; A. J. Drexel, à l'École
industrielle Drexel : $ 1 500 000 ; Leonard Case, à l'École des Sciences
Appliquées de Cleveland : $ 1 500 000 ; Peter Cooper, à l'Union Cooper :
$ 1 200 000 ; Ezra Cornell et Henry W. Sage, à l'Université Cornell :
chacun $ 1 100 000 ; Charles Pratt, à l'Institut Pratt de Brooklyn :
$ 2 700 000 ».
Comme pour prouver l'exception à cette règle, M. Seth Low, diplômé et
Président de Collège universitaire, à un moment donné fit don d'un
million de dollars au Collège de Columbia pour une bibliothèque.
Bien qu'une instruction donnée par un collège soit précieuse, elle ne
constitue pas du tout un remède aux conditions actuelles. En fait,
si, en Europe et en Amérique chaque homme était un diplômé de collège
universitaire aujourd'hui, les conditions seraient pires, au lieu d'être
meilleures, qu'elles ne le sont maintenant. M. Depew admet ceci dans la
citation faite plus haut, lorsqu'il dit que l’artisan « éprouve un mécontentement
que son père, il y trente ans, avec un salaire égal au tiers du sien et
son dollar lui permettant d'acheter la moitié de ce que lui achète, n'a
jamais connu. « Tout ceci vient de l'instruction ». Oui,
vraiment, et plus l'instruction est générale, plus général est le mécontentement.
L’instruction est excellente et doit être grandement désirée, mais
elle ne constitue pas le remède. S'il est vrai que certains hommes droits
et nobles ont été riches, il est également vrai que certains des hommes
les plus dépravés ont été des hommes instruits et que certains des
hommes les plus saints ont été des « ignorants », tels les Apôtres.
Plus un homme méchant a d'instruction, et plus grand est son mécontentement,
et plus grand est son pouvoir de faire le mal. Le monde a besoin de cœurs
nouveaux — « Crée-moi un cœur pur, ô Dieu ! et renouvelle au dedans
de moi un esprit droit ! » (Ps. 51 : 10 — D.). La prophétie déclare
ainsi de quoi le monde a besoin, et la démonstration sera faite sous peu
qu'il faut beaucoup plus que l'instruction et l'intelligence pour obtenir
le bonheur et la paix, et à la fin, cela sera reconnu d'une manière générale.
« La piété avec le contentement est un grand gain » ; et ce n'est
que si ce fondement est posé que l'instruction peut être la garantie
d'une grande bénédiction. Les cœurs égoïstes et l'esprit du monde
sont en désaccord avec esprit d'amour, et aucun compromis ne sera utile.
L'instruction, « l'augmentation de la connaissance »
parmi les masses est en train d'amener la crise sociale et son ultime résultat,
l’anarchie.
INTERVIEW DE L'ÉVÊQUE
WORTHINGTON
Alors que l'Évêque Worthington se rendait à une convocation de l'Église
protestante épiscopale dans la ville de New York, un journaliste
recueillit son opinion concernant l'agitation sociale et la publia dans la
presse le 25 octobre 1896. Voici ce qu'aurait dit l'évêque :
« La difficulté que nous avons avec les fermiers, vient, dans mon
jugement, de ce que nous avons poussé beaucoup trop loin notre système
d'enseignement gratuit. Naturellement, je sais que cette opinion sera
considérée comme un peu d'hérésie, mais cependant j'y crois. Les fils
d'agriculteurs — un grand nombre d'entre eux — qui n'ont absolument
aucune capacité pour s'élever, goûtent à l'instruction et continuent.
Ils n'arriveront jamais à rien — C'est-à-dire beaucoup d'entre eux —
et ils deviennent mécontents de suivre la carrière à laquelle Dieu les
avait destinés, et ils vont à la dérive dans les villes. C'est la «
surinstruction » de ceux qui ne sont pas qualifiés pour la recevoir qui
emplit nos villes tandis que les fermes restent inactives ».
L'évêque manifeste un point de vue opposé à celui que soutient M.
Depew. Il s'accorde mieux avec le Directeur général de l'Instruction en
Russie dont nous avons déjà rapporté la déclaration contre
l'instruction des classes les plus pauvres. Nous sommes d'accord avec les
deux quant au fait que, d'une manière générale, l'instruction développe
les ambitions et l'incessant mécontentement. Pourtant, l'évêque
admettra sûrement que les choses sont déjà allées trop loin, dans ce
pays de liberté et d'instruction, pour espérer supprimer le mécontentement
naissant en éteignant la lampe de la connaissance. Bons ou mauvais,
l'instruction et le mécontentement sont présents et ne peuvent être et
ne seront pas oubliés.
LA RÉPLIQUE DE L'HON. W.
J. BRYAN
A savoir si la suggestion de l'évêque est juste, nous laissons le soin
d'y répondre à M. W. J. Bryan, en citant ce qui suit de sa réplique
rapportée dans la presse :
« Parler de la surinstruction des fils de fermiers et attribuer les
difficultés qui nous entourent aujourd'hui à la surinstruction est, à
mon esprit, l'une des choses les plus cruelles qu'un homme ait jamais pu
exprimer. Quelle idée de dire que des fils de fermiers qui ne sont pas
capables de s'élever, prennent goût à l'instruction et en jouissent
tant qu'ils le conservent et deviennent mécontents de la ferme et vont à
la dérive dans les villes ! Quelle idée de dire qu'il y a surinstruction
parmi les fils de nos fermiers ! Mes amis, savez-vous ce que signifie ce
langage ? Il signifie le contraire du progrès de la civilisation et un
retour vers les siècles des ténèbres.
« Comment pouvez-vous dire lequel des fils de fermiers va se révéler
être un grand homme avant que vous ne les ayez tous instruits ?
Devons-nous choisir une commission pour enquêter et trier ceux qui
doivent être cultivés ?
« Ah, mes amis, c'est pour une autre raison que les gens sont venus dans
les villes et ont quitté les fermes. C'est parce que la législation a
provoqué la forclusion des hypothèques sur les fermiers et leurs fermes.
C'est parce que votre législation a fait la vie du fermier plus pénible
pour lui ; c'est parce que les classes des non-producteurs font les lois
et rendent la spéculation sur les produits de la ferme plus profitable
que leur production.
« Quelle idée de rejeter la responsabilité de la condition actuelle sur
les fermiers ! Quelle idée de suggérer comme remède la fermeture des écoles
afin que les gens ne puissent pas devenir mécontents ! Eh bien, mes amis,
il y aura mécontentement aussi longtemps qu'existera la cause du mécontentement.
Au lieu d'essayer d'empêcher les gens de se rendre compte de leur
condition, pourquoi ces critiques n'essaient-ils pas d'améliorer la
condition des fermiers de ce pays ? ».
Un journal anglais, The Rock, demanda à être éclairé sur ce
sujet, mais n'a obtenu aucune lumière. Nous citons :
« A travers le monde, une grande agitation, des conflits d'intérêts, et
des courants contraires maintiennent l'humanité civilisée dans un perpétuel
état d'excitation. La tension des nerfs et de l'esprit devient plus
intense presque de semaine en semaine ; à de brefs intervalles, quelque
événement sensationnel secoue le monde politique et commercial d'une
force sismique, et les hommes se rendent compte quels éléments accumulés
de désastre se cachent sous la surface de la société. Tandis qu'ils
s'efforcent de modifier le cours de ces forces, des politiciens admettent
franchement qu'ils ne peuvent les dominer complètement ou en prédire les
résultats.
« Dans la confusion des théories, propositions, expériences et prophéties
sans fin, les plus grands penseurs sont d'accord sur deux points. D'une
part, ils discernent l'imminence d'une grande catastrophe qui bouleversera
le monde entier et ébranlera la structure actuelle de la vie politique et
sociale, les forces de destruction devant s'épuiser elles-mêmes avant
que les forces formatives puissent reconstruire l'édifice social sur des
fondations plus sûres. D'autre part, ils conviennent que jamais des
nations n'ont soupiré après la paix, ou n'ont vu plus clairement le
devoir et les avantages de cultiver l'unité et la concorde fraternelle
qu'à l'heure actuelle ».
Il en est de même à travers le monde entier civilisé. Tous les gens
intelligents voient le dilemme plus ou moins clairement, mais peu ont
quelque chose à suggérer comme remède. Pas tous cependant : certaines
personnes bien intentionnées pensent qu'elles peuvent résoudre le problème,
mais seulement parce qu'elles n'arrivent pas à percevoir clairement la
situation devant leur optique mentale. Nous examinons cette optique dans
un prochain chapitre.
LA DÉCLARATION DE M.
BELLAMY SUR LA SITUATION
On lira avec intérêt l'extrait suivant d'un discours prononcé par M.
Edward Bellamy à Boston. Il déclara :
« Si vous voulez avoir une claire conception de l'absurdité économique
du système fondé sur la concurrence dans l'industrie, considérez
simplement le fait que sa seule méthode d'améliorer la qualité ou
d'abaisser le prix des marchandises, c'est d'en exagérer la production.
En d'autres termes, le bon marché ne peut, dans la concurrence, être
obtenu que par la surproduction et le gaspillage de l'effort. Cependant,
des choses qui sont produites en gaspillant l'effort sont en réalité chères,
quelle que soit leur appellation. En conséquence, des marchandises
produites dans la concurrence ne peuvent être à bon marché qu'en les
faisant chères. Telle est la reductio ad absurdum. C'est un fait
souvent réel que les marchandises que nous payons le moins cher sont, en
fin de compte, les plus coûteuses à la nation, à cause de la
concurrence ruineuse qui empêche les prix de monter. Tout gaspillage doit,
à la fin, signifier de la perte, et c'est pourquoi une fois tous les sept
ans environ, le pays doit aller à la faillite, résultat d'un système
qui oblige trois hommes à se battre pour se disputer un travail qu'un
seul homme pourrait faire.
« Parler de la très grande injustice morale de la concurrence serait
entrer dans un sujet trop vaste pour cette fois, et je fais seulement
allusion en passant à un seul aspect de notre système industriel actuel,
dans lequel il serait difficile de dire si c'est l'inhumanité ou
l'absurdité économique qui a prédominé, je veux parler de la manière
grotesque avec laquelle est répartie la charge du travail. Le gang-recruteur
industriel vole le berceau et la tombe, enlève la femme et la mère du
foyer domestique, et le vieillard du coin de la cheminée, pendant que
dans le même temps, des centaines de milliers d'hommes robustes
remplissent le pays de leurs clameurs pour revendiquer du travail. Les
femmes et les enfants sont livrés aux surveillants, tandis que les hommes
ne trouvent rien à faire. Il n'y a pas de travail pour les pères, mais
il y en a beaucoup pour les jeunes enfants.
« Quel est donc le secret de cette alarme à propos du jugement prochain
d'un système (ou organisation — Trad.)
dans lequel rien ne peut être fait convenablement sans le faire
deux fois, qui ne peut faire aucune affaire sans exagération, qui ne peut
rien produire sans surproduction, qui, dans un pays rempli de besoins, ne
peut pas trouver d'emploi pour des mains habiles et impatientes, et
finalement qui ne peut seulement avancer qu'au prix d'un écroulement
total après quelques années, suivi d'une convalescence languissante ?
« Lorsqu'un peuple pleure son mauvais roi, il faut en conclure que l'héritier
au trône est encore plus mauvais. En fait, cela paraît être
l'explication de la détresse actuelle concernant le déclin du système
de concurrence. C'est parce que l'on craint d'aller de mal en pis, que
l'on craint que le petit doigt de l'association ne soit plus épais que
les reins de la concurrence, et que si le dernier système a châtié les
gens avec des fouets, les Trusts pourraient les châtier avec des
scorpions. A l'instar des enfants d'Israël dans le désert, ce péril
nouveau et étrange amène les craintifs à soupirer après le spectre de
fer du Pharaon. Voyons si, dans ce cas, il n’y a pas également une
terre promise dont la perspective pourrait encourager des cœurs défaillants.
« Demandons-nous d'abord si un retour à l'ancien ordre de choses, le
système de la libre concurrence, est possible. Un bref examen des causes
qui ont conduit au mouvement mondial actuel en faveur de la substitution
de l'association en affaires au lieu de la concurrence, convaincra sûrement
qui que ce soit que, de toutes les révolutions, celle-ci est celle qui a
le moins de chances de revenir en arrière. Elle est le résultat de
l'efficacité accrue de capitaux très élevés, qui est la conséquence
des inventions de la dernière génération et de la génération actuelle.
Aux époques antérieures, le volume et le champ d'action des entreprises
commerciales étaient soumis à des restrictions naturelles. Il y avait
des limites au montant du capital qui pouvait être employé d'une façon
avantageuse par une seule direction. Aujourd'hui, il n'y a aucune limite
au champ d'action de n'importe quelle entreprise commerciale, sauf les
confins de la terre ; de plus, il n'y a non seulement aucune limite au
montant du capital qui peut être employé par une seule affaire, mais il
y a efficacité et sécurité accrues de l'entreprise proportionnellement
au montant du capital qu'elle possède. Les conditions économiques dans
la gestion qui résultent de l'unification, aussi bien que la domination
du marché qui résulte du monopole d'une denrée, sont également de
solides raisons commerciales pour l'avènement du Trust. On ne doit pas
supposer, cependant, que le principe de l'association (« combination »)
n'a été étendu qu'aux affaires qui s'appellent des Trusts. Ce serait là
sous-estimer grandement le mouvement. Il existe de nombreuses formes
d'association moins fermées que le Trust, et il y a maintenant
comparativement peu d'affaires qui soient dirigées sans une certaine
entente ressemblant à une association avec ses concurrents d'hier,
association qui tend constamment à devenir plus étroite.
« A partir du moment où ces nouvelles conditions ont commencé à prévaloir,
les petites entreprises ont commencé à disparaître devant les plus
grandes ; le processus n'a pas été aussi rapide que se l'imaginent les
gens dont l'attention n'a été attirée sur ce point que récemment.
Durant ces vingt dernières années, les grandes sociétés ont mené une
guerre d'extermination contre la multitude des petites entreprises
industrielles qui sont les globules rouges du sang d'un système de libre
concurrence ; le déclin de ces petites entreprises entraîne la mort du
système. Pendant que les économistes ont sagement discuté la question
de savoir si oui ou non nous pouvions nous passer du principe de
l'initiative individuelle dans les affaires, ce principe a disparu et
appartient désormais à l'histoire. Sauf dans quelques coins obscurs du
monde des affaires, il n'y a à présent aucune occasion favorable pour
l'initiative individuelle en affaires à moins d'être appuyé par un gros
capital, et l'importance du capital nécessaire croit rapidement. Pendant
ce temps, le même accroissement dans l'efficacité de capitaux énormes,
qui a détruit les petites entreprises, a réduit les géants qui les
avaient détruits à la nécessité de faire des arrangements les uns avec
les autres. De même que dans la race future comme se l'imaginait Bulwer
Lytton, les gens de Vril-ya durent renoncer à la guerre parce que leurs
armes devenaient si destructrices qu'elles les menaçaient d'un anéantissement
mutuel, ainsi le monde moderne des affaires trouve que augmentation en
extension et en puissance des organisations du capital réclame la
suppression de la concurrence entre ses membres par instinct de
conservation.
« Le premier grand groupe des entreprises commerciales qui adopta le
principe d'association au lieu de celui de la concurrence, rendit
indispensable pour tous les autres groupes un peu plus tôt ou un peu plus
tard à faire de même ou à périr. En effet, de même que la corporation
est plus puissante que l'individu, ainsi le syndicat surpasse la
corporation. L'action des gouvernements pour enrayer cette nécessité
logique de l'évolution économique ne peut produire rien de plus que des
remous dans un courant que rien ne peut arrêter. Chaque semaine voit
quelque nouvelle zone de ce qui fut autrefois la grande mer ouverte de la
concurrence où des aventuriers des affaires avaient coutume de voyager
avec un petit capital en plus de leur courage, et rentraient chargés ;
chaque semaine voit maintenant de cette mer jadis ouverte quelque nouvelle
zone fermée, endiguée, et transformée en vivier d'un syndicat. Ce n'est
certainement pas risquer une déclaration totalement téméraire que de
dire que, d'après l'apparence des choses, la consolidation substantielle
des divers groupes industriels dans le pays, sous quelques vingtaines de
grands syndicats, sera vraisemblablement achevée en moins de quinze ans
(1889-1905).
« Un changement économique aussi grand que celui qui consiste à prendre
la direction des industries du pays des mains du peuple, pour la
concentrer sous l'administration de quelques grands Trusts, ne pouvait
pas, bien entendu, avoir lieu sans soulever une importante réaction
sociale ; et cette réaction va toucher particulièrement ce qu'on appelle
la classe moyenne. Ce n'est plus désormais simplement une question pour
les pauvres et les ignorants de savoir ce qu'ils doivent faire avec leur
travail, mais pour les gens instruits et aisés, également, de savoir où
trouver à faire des affaires et dans quelles affaires placer leur argent.
Cette difficulté ne peut manquer de croître, au fur et à mesure qu'une
zone après l'autre du champ de libre concurrence d'autrefois est entourée
par un nouveau syndicat. La classe moyenne, la classe commerçante, se
trouve changée en une classe prolétarienne.
« Il n'est pas difficile de prévoir l'issue finale de la concentration
de l'industrie si celle-ci se fait dans les conditions indiquées à présent.
Éventuellement, et dans une période pas très éloignée, la société
doit être partagée en quelques centaines de familles prodigieusement
riches d'une part, une classe professionnelle dépendant de leur faveur
mais exclue de toute égalité avec elles et réduite à l'état de
laquais d'autre part, et, en dessous, une immense population d'ouvriers et
d'ouvrières, absolument sans espoir d'améliorer une condition qui, d'année
en année, sombrera de plus en plus désespérément dans le servage. Ce
n'est pas un tableau agréable, mais je suis sûr que ce n'est pas un
exposé exagéré des conséquences sociales du système des syndics ».
M. Bellamy suggère le nationalisme comme le remède à tous ces maux.
Nous examinerons cela plus tard.
L‘OPINION DU REV. DR.
EDWARD MC GLYNN
On se souviendra qu'il y a quelques années, M. Mc Glynn entra en conflit
avec ses supérieurs ecclésiastiques de l’église catholique romaine,
parce qu'il soutenait la théorie de la Réforme du Travail, et en
particulier celle de l'Impôt unique. Bien que réconcilié avec l'Église
de Rome, il demeura un partisan de cet impôt. Nous donnons les extraits
suivants, tirés d'un de ses articles dans le Donahoe's Magazine
(Boston, juillet 1895). Comme introduction à son sujet « Empêchons les
grosses fortunes, et dressons l'étendard des Travailleurs », il dit :
« Il est possible pour des hommes de faire honnêtement (selon l'idée
que se fait à présent le monde de l'honnêteté dans les affaires) des
fortunes telles qu'en possèdent les Vanderbilts, ou les Astors, et qui s'élèvent
à des centaines de millions. Ce n'est pas parce que ces gens sont malhonnêtes
que leurs fortunes augmentent, mais parce que les dirigeants du peuple
sont soit des ignorants soit des indifférents qui ne surveillent pas les
voies par lesquelles la richesse s'écoule du travailleur individuel au trésor
public. C'est le mécanisme de distribution qui est en défaut. Quand,
donc, le travail a apporté sa contribution journalière pour entretenir
le monde, si l'on étudie avec soin le sort de cette contribution, depuis
le moment où l'ouvrier touche la matière première qu'il doit convertir
en richesse jusqu'au moment où le produit fini est placé entre les mains
de l'usager, on verra que ceux qui font des fortunes colossales, ont sous
le couvert de la loi et des coutumes, pris possession de chaque point
important de la marche de cette contribution, et qu'au lieu de faire
tomber la richesse dans la trésorerie des masses populaires, ils la font
tomber dans la leur ».
Le Dr Mc Glynn recommande qu'en cherchant à expliquer les grosses
fortunes et les bas salaires, on étudie avec soin trois choses
principales : (1) les terres et d'autres libéralités naturelles sur
lesquelles l'homme exerce ses facultés ; (2) les moyens de transport ; et
(3) l'argent, le moyen qui facilite les échanges de produits. On trouvera,
dit-il, que les gens ont été indifférents quant à ces points auxquels
les amasseurs d'argent sont, eux, très attentifs. Nous citons :
« S'emparer de ces richesses naturelles, les monopoliser sous le couvert
de la loi et des coutumes et faire payer d'avance tous les hommes pour le
privilège de s'en servir, tel a toujours été le but des amasseurs
d'argent. C'est chose facile que de faire fortune de cent millions lorsque
vous pouvez imposer pour deux ou trois décades les millions de gens qui
doivent acheter le pain et la viande, le bois et le charbon, le coton et
la laine, lesquels proviennent tous de la terre. C'est ce qui a été fait
directement dans les pays européens où, comme en Grande-Bretagne et en
Irlande, des millions d'acres [un acre = 40,4672 ares —Trad.] ont été
saisis par quelques-uns sous le couver de la loi, et où, ensuite, les
gens ont été obligés de payer d'abord pour se rendre à cette terre,
puis pour obtenir la permission de continuer à y travailler.
« La même chose s'est produite ici, dans ce pays, d'une manière
indirecte, lorsque des millions d'acres furent donnés aux grands chemins
de fer, et que des capitalistes purent en saisir d’autres millions par
divers subterfuges, le tout devant être solidement conservé jusqu'à la
marée de l'immigration qui fit monter des propriétés à des prix inouïs
; alors, elles furent liquidées à des taux qui firent des millionnaires
dans ce pays et en Europe aussi communément que des chevaliers en
Angleterre. Les lecteurs de journaux sont bien au courant de la carrière
et des méthodes des barons du charbon de la Pennsylvanie et d'ailleurs
qui s'emparèrent des grandes régions houillères sous le couvert de la
loi, et ont pendant quarante années, levé tribut sur les consommateurs
et sur les mineurs également, par tous les stratagèmes que l'ingéniosité
humaine pourrait inventer sans aucun souci de la justice...
« De même que cette minorité détient la domination, presque l'absolue
domination des richesses naturelles, ainsi a-t-elle la haute main sur les
moyens de transport dans un pays. On saisit mieux cela en disant que la
société ne peut pas progresser si elle ne peut échanger convenablement
ses denrées ; pour que la civilisation puisse progresser, il faut que les
hommes aient les plus grandes facilités d'échanger le travail de leurs
mains... La facilité de transport est donc, du point de vue vital, aussi
nécessaire aux travailleurs que la facilité de se procurer les richesses
naturelles ; comme tous les hommes sont des travailleurs dans le vrai sens
du mot, la minorité qui s'est chargée elle-même des facilités de
transport d'une nation devient incroyablement riche dans le temps le plus
bref, parce qu'elle impose plus complètement et d'une manière plus
absolue chaque être humain qui se trouve sous sa juridiction que ne le
fait le gouvernement lui-même.
« Les Vanderbilts sont peut-être, aujourd'hui, riches d'un tiers de
milliard. Comment l'ont-ils acquis ? Par un dur labeur ? Non. En usant des
privilèges qui leur ont été stupidement accordés par le peuple stupide
: le droit de passer sur l'État de New York ; le droit de fixer quels
tarifs de transport et de voyage, les citoyens de la ville doivent payer
pour se servir de leurs propres routes ; le droit d'être en possession
d'immenses domaines de l'État comme s'ils étaient une création de leurs
mains... On ne devrait permettre à aucun individu ou à une société
d'amasser des milliards grâce à ces propriétés publiques...
« On peut en dire autant du moyen d'échange, l'argent. Ici encore,
le monde semble ne rien comprendre quant aux principes élémentaires de
ce problème ; seuls les prêteurs ont des principes fixes et profitables
qui leur permettent d'imposer tout être humain qui se sert de l'argent,
pour qu'il puisse s'en servir et pour qu'il puisse continuer à le faire.
Ils se sont placés d'eux-mêmes entre les hommes et le moyen d'échange,
exactement comme d'autres se sont placés d'eux-mêmes entre les hommes et
les richesses naturelles, entre les hommes et les facilités de
transporter des denrées au marché. Comment peuvent-ils s'empêcher de
gagner des millions ainsi que l'ont fait les Rothschilds, encore une fois
des millions qui devraient passer pour une grande part dans la caisse de
la communauté ? ».
Le Dr Mc GIynn résume ainsi ses conclusions :
« L'organisation est utile pour soutenir le prix de la main-d’œuvre,
pour obtenir une saine législation, pour forcer les employeurs à loger
convenablement leurs ouvriers, les propriétaires à fournir de bons
logements et ainsi de suite ; mais la racine de toutes nos difficultés,
l'explication de nos conditions sociales inégales, et la cause de nos
grosses fortunes et de nos bas salaires, doivent être trouvées dans
l'indifférence générale à l'égard des trois choses nécessaires à la
vie sociale et civilisée. Avant de pouvoir élever les salaires d'une
manière permanente, de rendre les fortunes de Vanderbilt et de Carnegie
aussi impossibles qu'elles sont superflues, nous devons apprendre comment
empêcher les richesses naturelles, les moyens d'échange, et l'agent d'échange
d'être imposés par les spéculateurs, de subir leur intervention, leur
tyrannie ».
Le remède du Dr Mc Glynn est un « Impôt unique », que nous allons
examiner dans le chapitre suivant. Il est à propos, toutefois, que nous
appelions l'attention sur le fait que les Astors et les Vanderbilts ont
gagné leur fortune sous les mêmes lois qui régissaient leurs
concitoyens, et que ces lois ont été jusqu'ici estimées les lois les
plus justes et les plus équitables que le monde ait jamais connues. On
doit remarquer également que les millions de Vanderbilt ont été gagnés
relativement à un grand service public et au grand bénéfice
du public, bien que ce fût inspiré par l'intérêt personnel et non par
l'intérêt du bien-être public. Le point important qu'on doit remarquer
c'est que la science et l'invention ont opéré dans l'équilibre social,
une révolution complète par laquelle à la fois le cerveau et le muscle
sont dévalués par la possession de terres, de machines, de richesses. Un
nouveau code de lois convenablement établi, adapté aux nouvelles
conditions, est rendu nécessaire. Mais c'est ici que se trouve la
difficulté : une adaptation satisfaisante ne peut être faite parce que
ni l'une ni l'autre des parties intéressées — le Capital et le Travail
— ne veut adopter un point de vue modéré, raisonnable de la situation.
On peut dire, en vérité, que ni l'une ni l'autre ne peut
discerner droitement la question parce que toutes deux sont gouvernées
par l'égoïsme, lequel, en général, est aveugle sur l'équité
jusqu'à ce qu'il soit forcé de la voir. Les nouvelles conditions
exigent un rajustement des affaires sur le fondement de l'amour ;
or, cette qualité n'étant possédée que par une petite minorité dans
chacune des parties en controverse, il s'ensuit que la détresse viendra ;
non seulement elle renversera le présent ordre social basé sur l'égoïsme,
mais elle préparera par l'expérience toutes les classes à apprécier le
nouvel ordre social, les « nouveaux cieux et la nouvelle terre »
qui doivent être établis sous la domination du Messie.
L'OPINION DU PROFESSEUR W.
GRAHAM
Un autre auteur, le Prof. W. Graham, dans The Nineteenth Century de
février 1895, discutait la question sociale du point de vue connu en
Angleterre sous le nom de « Collectivisme », c'est-à-dire la
doctrine selon laquelle c'est le peuple, comme un tout, qui devrait posséder
ou avoir la haute main sur les matières premières et les moyens de
production, doctrine opposée à l'individualisme. Le Prof. Graham conclut
en disant que, puisqu'on ne peut supposer une transformation des cœurs
humains, cette méthode ne pourrait être introduite qu'à un degré limité
et après un temps long. Il dit :
« Cette doctrine est impraticable à moins que la nature humaine, dans
son essence et ses désirs fondamentaux, inhérents pour l'éternité ou
profondément enracinés à la suite de milliers d'années de lente évolution
sociale tendant à les intensifier, soit simultanément changée dans la
majorité des hommes par une sorte de miracle général. Je crois, en
outre, que si jamais on essayait d'établir dans ce pays quelque chose
ressemblant au Collectivisme et dans sa plénitude, même par une majorité
supposée dans quelque nouveau « Mad » Parlement représentant même
une majorité de votants, il s'ensuivrait une forte résistance de la part
de la minorité, laquelle dans l'hypothèse la plus hardie, ne peut jamais
être une faible minorité ; cette doctrine rencontrerait de la résistance,
parce qu'elle entraînerait nécessairement une confiscation aussi bien
qu'une révolution politique, économique et sociale. Si, en fin de compte,
par un concours extraordinaire de chances, elle était momentanément établie,
comme on le pourrait concevoir dans un pays comme la France qui a un grand
penchant pour elle aussi bien que certains souvenirs du collectivisme,
cela ne pourrait durer longtemps. On ne pourrait même pas la mettre en
pratique, sauf d'une manière nominale, en raison de son impraticabilité
inhérente ; d'un autre côté, si elle était appliquée en partie ou
d'une manière nominale, elle ne tarderait pas (après le premier grand
partage général dont les parts seraient vite dissipées sans compter le
chaos général) à amener des maux comprenant la pauvreté pour toutes
les classes, et une plus grande pauvreté que celle qui prévaut
maintenant ».
Le Professeur se mettait en devoir de prouver l'exactitude de cette
opinion, et demandait alors : le Collectivisme fonctionnerait-il d'une
manière satisfaisante même s'il était établi un tant soit peu et mis
en route ? Il répond par la négative. Il déclare :
« Il y aurait un relâchement d'effort partout, chez les inventeurs, les
organisateurs, les contremaîtres, même dans la meilleure classe de
travailleurs, s'ils n'étaient pas stimulés par une rémunération supplémentaire
à déployer leurs plus grands et leurs meilleurs efforts ; en bref, si le
stimulant actuel, énorme et de grande portée de l'intérêt personnel était
enlevé ou sérieusement diminué, le résultat inévitable serait une
production grandement réduite en quantité et inférieure en qualité. Il
faudrait au moins donner des « primes d'encouragement en nature »,
et aussi longtemps que les hommes sont tels qu'ils sont et
vraisemblablement tels qu'ils sont appelés à être, ils devraient être
traités avec générosité. Autrement, ce serait la pauvreté générale
et égale pour tous, et les ouvriers ordinaires n'auraient à opposer à
leur pauvreté que la maigre satisfaction de voir que les classes riches
autrefois ont été toutes forcées de la partager avec eux ».
Pour empêcher le déclin de la civilisation et un retour à la barbarie,
continuait le Professeur, il serait bientôt nécessaire de réintroduire
l'inégalité des salaires et l'entreprise privée. Graduellement, la
concurrence, les emprunts privés, l'échange, l'intérêt, devraient être
permis, et à la fin, on se rendrait compte que le nouveau système diffère
bien peu de l'ordre actuel. Il concluait ainsi :
« Les choses seraient modifiées de plus en plus dans l'ancienne
direction jusqu'à ce que, finalement, il y aurait l'inévitable contre-révolution,
probablement sans une nouvelle guerre civile, que la classe gouvernante
n'aurait pas le cœur de faire, en raison de la défaillance de ses
partisans et de son propre fanatisme défaillant également. Il y aurait
une grande restauration, non pas d'une dynastie, mais d'un Système social
; le vieux système (ou organisation — Trad.) basé sur la propriété
privée, sur les contrats privés, qui a émergé, comme une lente évolution
sous chaque civilisation, comme étant le système le mieux adapté à la
nature humaine au sein d'une masse et qui est encore plus adapté et plus
nécessaire sous les circonstances actuelles, physiques et sociales, de
notre civilisation moderne complexe ».
Nous croyons que le collectivisme a déjà fait beaucoup pour les masses
populaires : par exemple aux États-Unis, l’organisation de l'école
publique, les organisations postales du monde civilisé, la propriété
municipale des installations de distribution d'eau, etc., et nous pensons
qu'on pourrait faire beaucoup plus encore dans ces domaines. Cependant,
tous les gens raisonnables doivent approuver l'argument selon lequel, si
l'on tranche le nerf de l'égoïsme qui fait agir le monde, en plaçant
tous les hommes sur le même plan, une nouvelle puissance motrice (l'amour)
serait nécessaire pour le remplacer, sinon les affaires du monde seraient
soudain dans un état de stagnation : la paresse remplacerait l'activité,
et la pauvreté et le besoin supplanteraient le confort et l'opulence.
Toutefois, nous exposons ces difficultés, non pas parce que nous possédons
une théorie personnelle « brevetée » à soutenir, mais pour que
ceux qui recherchent la sagesse qui vient d'enhaut, par la Bible,
puissent voir le plus clairement possible l'impuissance du genre humain
dans la crise actuelle, et qu'ils puissent avec la plus grande confiance
et la plus grande fermeté s'appuyer par la foi sur l'Éternel et sur le
remède qu'il appliquera au temps convenable.
L'OPINION D'UN MEMBRE DE LA
COUR SUPRÊME
Le magistrat Henry B. Brown, s'adressant aux étudiants en droit du Collège
universitaire de Yale, prit comme thème « Le vingtième siècle ».
Il fit ressortir que les changements du vingtième siècle promettent d'être
sociaux plutôt que politiques ou légaux, et il nomma alors les trois
plus grands périls qui menacent l'avenir immédiat des États-Unis : (1)
La corruption municipale, (2) L'avidité des corporations, et (3) La
tyrannie du Travail. Entre autres choses, il déclara :
« Il n'y a probablement aucun pays dans le monde dans lequel
l'influence de la fortune soit plus puissante que dans ce pays-ci, et dans
aucune autre période de notre histoire où elle ait été plus puissante
que maintenant. Les populaces ne sont jamais logiques, et sont portées
naturellement à s'emparer de prétextes plutôt que de raisons pour
assouvir leur vengeance sur des classes entières de la société. Il n'y
eut probablement jamais une excuse plus insignifiante pour faire une émeute
que la grève sympathique de l'été dernier [1895], mais derrière elle,
il y avait de réels motifs de plainte. Si la fortune ne veut pas
respecter les règles ordinaires de l'honnêteté dans l'usage de sa
puissance, il n’y aura aucune raison d'espérer la modération ou le
discernement de la part de ceux qui résistent à ses empiétements.
« J'ai parlé de l'avidité des corporations comme d'une autre source de
péril pour l'État. La facilité avec laquelle on obtient des chartres
(accordant des privilèges — Trad.) a provoqué de grands abus. Des
corporations (ou sociétés — Trad.) sont formées sous les lois d'un
certain État dans le seul but de faire des affaires dans un autre, et
l'on construit des chemins de fer en Californie sous des chartes qui sont
accordées par les États à l'est du Mississipi, dans le dessein de
transférer leurs litiges aux tribunaux fédéraux. Les plus grandes
escroqueries sont perpétrées dans la construction de telles voies par
les directeurs eux-mêmes, sous le couvert d'une société de
construction, autre « corporation », à laquelle vont toutes les
obligations, les hypothèques et autres garanties, sans s'inquiéter du coût
réel de la voie. La voie est équipée de la même manière par une autre
« corporation », formée de directeurs, qui achète le matériel de
chemin de fer et le loue à bail à la voie, si bien que lorsque arrive
l'inévitable forclusion, les actionnaires se rendent compte qu'ils ont été
frustrés au profit des créanciers hypothécaires, et ceux-ci frustrés
au profit des directeurs. La propriété ainsi acquise au mépris de
l'honnêteté et de la moralité ne se trouve pas dans une position
favorable pour invoquer l'aide protectrice de la loi.
« Cependant, il y a pire que cela, savoir l'union des « corporations »
dans de soi-disant trusts, en vue de limiter la production, supprimer la
concurrence et détenir le monopole des choses nécessaires à la vie.
Ceci a déjà été obtenu dans des proportions alarmantes, mais la
proportion qui peut être atteinte, dès maintenant, est révolutionnaire.
La vérité est que la législation tout entière concernant les sociétés
(« corporations») a besoin d'être sérieusement revue, mais la
difficulté de susciter une action concurrente de la part des
quarante-quatre États est apparemment insurmontable.
« D'un secteur totalement différent provient le troisième et le plus
immédiat péril sur lequel j'ai attiré votre attention, la tyrannie du
travail. Il procède de l'incapacité de l'ouvrier de comprendre que les
droits qu'il exige, il doit aussi les accorder. Les travailleurs peuvent défier
les lois du pays, faire tomber sur leurs propres têtes leurs maisons et
celles de leurs employeurs ; ils sont néanmoins dans l'impuissance
de dominer les lois de la nature, cette grande loi de l'offre et de la
demande, qui permet aux industries qui lui obéissent de naître, de prospérer
pour un temps et de péricliter, et où tant le capital que le travail reçoivent
leurs récompenses appropriées ».
Le Juge Brown ne voit aucun espoir de réconciliation entre le Capital et
le Travail, étant un esprit trop logique pour supposer que des corps qui
se meuvent dans des directions opposées puissent jamais se rejoindre. Il
dit en outre :
« Le conflit entre eux se poursuit et augmente en âpreté depuis des
milliers d'années, et un règlement parait plus lointain que jamais.
L'arbitrage obligatoire est une erreur de nom, une contradiction dans les
termes. On pourrait aussi bien parler d'un aimable criminel ou d'une
guerre amicale. Il est possible qu'on puisse trouver finalement un
compromis sur la base d'une coopération ou d'une participation aux bénéfices
dans laquelle chaque travailleur deviendra, dans une certaine mesure, un
capitaliste. Peut-être qu'avec une instruction supérieure, une expérience
plus étendue et une intelligence plus vive, le travailleur du vingtième
siècle pourra atteindre le sommet de son ambition dans sa capacité de
disposer entièrement du fruit de son labeur ».
En faisant allusion au malaise social provenant des maux suscités par les
sociétés, il propose comme palliatif, mais non comme un remède, la
propriété publique de ce qu'on appelle les « monopoles naturels ».
Il pense que ces privilèges devraient revenir directement à l'État ou
à la municipalité, plutôt que de voir des sociétés se concurrencer et
se disputer à coups de pots-de-vin pour obtenir des franchises. Il déclare
:
« Il ne semble pas qu'il y ait une raison valable à ce que de
telles franchises qu'on accorde soi-disant au bénéfice du public, ne
soient pas exercées directement par ce public. Telle est, du moins, la
tendance dans la législation moderne de presque tous les États hautement
civilisés, sauf le nôtre. Ici, les grands intérêts des « corporations
», en insistant publiquement sur les dangers du paternalisme et du
socialisme, ont réussi à obtenir des franchises qui, en toute justice,
appartiennent au public ».
Cet homme distingué exprime évidemment ses honnêtes convictions, en
toute liberté, sa position de membre de la Cour suprême des États-Unis
étant à vie. Il pouvait, par conséquent, suggérer (et il l'a
probablement fait) tout ce qu'il sait en matière de remède aux
conditions qu'il déplore. Mais quel est le secours temporaire suggéré ?
Un article seulement du socialisme (la propriété publique des « monopoles
nationaux ») que tous les hommes, à l’exception des banquiers et des
actionnaires de sociétés, admettraient comme devant être temporairement
bénéfique, rien de plus, et même cela, il semble en admettre
l'accomplissement incertain tant est puissamment retranché le Capital.
« LA MÊLÉE SOCIALE »
DE CLEMENCEAU
Le Rédacteur de La Justice (Paris) publiait, il y a quelque temps
(*), [1895. Bibliothèque Charpentier, Éditions G. Charpentier et E.
Fasquelle (Paris).] un ouvrage « La Mêlée sociale »
qui reçut un grand accueil, en raison de la prééminence de son auteur
en tant que législateur et rédacteur. Cet ouvrage traite avec vigueur de
la question sociale ; il soutient que la lutte cruelle, impitoyable,
pour l'existence caractérise aussi bien la société humaine que le règne
animal ou végétal, et que la prétendue civilisation n'est qu'un mince
vernis qui masque la brutalité essentielle de l'homme. L'auteur comprend
que toute l'histoire de la société est symbolisée en Caïn, le premier
criminel, et prétend que le Caïn moderne, s'il ne tue pas directement
son frère, s'efforce systématiquement de l'écraser si, par force ou par
tromperie, il a obtenu sur lui une supériorité de puissance. Nous
donnons de cet ouvrage les quelques extraits frappants suivants :
« N'est-ce pas vraiment un prodige que l'humanité ait eu besoin des méditations
des siècles, des observations, des recherches, de l'effort de pensée des
plus grands esprits pour aboutir à découvrir, avec surprise, après tant
d'âges écoulés, le combat pour la vie ? » [Préface, p. 1
— Trad.] « Qui fera le compte de la douleur humaine accumulée dans
toute l'étendue de la terre depuis l'apparition de la vie ? Qui sondera
l'inépuisable réserve de souffrances dont l'humanité se prépare à
faire l'avenir ? » [Op. cit. p. 15 — Trad.].
« Esclavage, servage, travail libre du salarié, tous ces états
de progrès reposent sur la commune base de la défaite du plus faible et
de son exploitation par le plus fort. L'évolution a changé les
conditions de bataille, mais sans les muantes apparences, le combat mortel
est demeuré. S'accaparer de la vie d'autrui, pour s'en faire un secours
de vie, voilà du cannibale au propriétaire d'esclaves ou de serfs, au
baron féodal, à l'employeur petit ou grand de nos jours, tout l'effort
des activités majeures » [Op cit. préface p. XV — Trad.].
Voici comment M. Clemenceau expose le problème principal de la
civilisation :
« La faim, voilà l'ennemie de la race humaine... Tant que l'homme n'aura
pas vaincu ce cruel et dégradant ennemi, les découvertes de la science
n'apparaîtront que comme une ironie de son triste sort, comme le luxe
d'une existence à laquelle il manque le nécessaire ». Ainsi s'exprime
M. Oscar Comettant dans un curieux article de La Nouvelle Revue,
intitulé La Faim. Je reconnais que c'est une sujétion cruelle
pour tout ce qui vit, que ce perpétuel besoin d'alimentation qui
contraint tous les êtres vivants à s'ingénier, à se torturer, s'entre‑détruire
pour conserver à tout prix ce bien ou ce mal suprême : la vie. C'est la
loi. [Op. cit. p. 1 — Trad.].
« D'autres vies lui disputent le droit de vivre : il se défend,
il s'organise en communauté, pour sa défense. A la faiblesse physique,
première cause de défaite, s'ajoute maintenant la faiblesse sociale. Et
voici que la question se pose : en sommes-nous arrivés à ce degré de
civilisation, que nous puissions concevoir et rechercher une organisation
sociale d'où soit éliminée la possibilité de la mort par la misère ou
par la faim ? Les économistes n'hésitent pas. Ils répondent carrément
par la négative »... [Op. cit. p. 7 — Trad.].
Il est du devoir de l'État et des membres riches de la communauté, selon
M. Clemenceau, d'abolir la faim et de reconnaître le « droit de
vivre ». La communauté devrait prendre soin des malheureux et des
incapables, non seulement comme étant un sujet de droit, mais aussi
d'opportunité. Nous citons encore :
« N'est-ce pas le devoir des riches de secourir les malheureux ? Le jour
viendra où le spectacle d'un seul homme mourant [de faim], alors qu'un
autre homme a tant de millions qu'il ne sait qu'en faire, sera intolérable
à toutes les communautés civilisées — aussi intolérables, en fait,
que le serait de nos jours, dans cette communauté, l'institution de
l'esclavage. Les difficultés du prolétariat ne sont en aucune façon
limitées à l'Europe. Elles paraissent être exactement aussi mauvaises
dans la « libre » Amérique, le paradis de tous les pauvres misérables
de ce côté-ci de l'Atlantique ».
Ce qui précède est une opinion française. Elle peut ou non impliquer
que les choses sont pires en France qu'aux États-Unis. Nous sommes
reconnaissants, au moins d'une chose, c'est qu'ici grâce à une taxation
libérale aussi bien que par de généreuses contributions, il n'est pas nécessaire
de mourir de faim. Ce que l'on désire est quelque chose de plus que la
simple existence. Le bonheur est nécessaire pour rendre l'existence désirable.
M. Clemenceau discerne et stigmatise les défauts de l'organisation
sociale actuelle, mais il ne propose aucune solution raisonnable à ce
problème ; dès lors, son ouvrage n'est qu'un brandon de discorde et un
perturbateur. Il est assez facile de se rendre et de rendre les autres
plus mécontents et plus malheureux, et tout ouvrage ou tout article qui
n'offre pas de baume guérisseur, ni de conception ou d'espérance d'échapper
aux difficultés, gagnerait beaucoup à ne pas être écrit ni publié. Grâce
à Dieu, les Écritures, non seulement apportent un baume de
consolation, mais le seul remède infaillible pour guérir la
maladie du monde, le péché, la dépravation par le péché et la mort.
Ce remède sera appliqué par le grand Médiateur, le Bon Médecin et le
Dispensateur de vie. Le présent ouvrage s'efforce précisément d'attirer
l'attention sur ces remèdes célestes, mais incidemment, nous exposons le
caractère irrémédiable de la maladie et l'inutilité des remèdes dont
dispose le monde.
LUX
Ne doutons pas !
croyons ! La fin, c'est le mystère,
Attendons.
Des Nérons comme de la panthère
Dieu
sait briser la dent.
Dieu
nous essaie, amis, Ayons foi, soyons calmes,
Et
marchons. O désert ! s'il fait croître des palmes,
C'est
dans ton sable ardent !
Ne possède-t-il pas
toute la certitude ?
Dieu
ne remplit-il pas ce monde, notre étude,
Du
nadir au zénith ?
Notre
sagesse auprès de la sienne est démence.
Et
n'est-ce pas à lui que la clarté commence,
Et
que l'ombre finit ?
Les temps heureux
luiront, non pour la seule France,
Mais
pour tous. On verra, dans cette délivrance,
Funeste
au seul passé,
Toute
l'humanité chanter, de fleurs couverte,
Comme
un maître qui rentre en sa maison déserte
Dont
on l'avait chassé.
Les tyrans s'éteindront,
comme des météores.
Et,
comme s'il naissait de la nuit deux aurores
Dans
le même ciel bleu,
Nous
vous verrons sortir de ce gouffre où nous sommes,
Mêlant
vos deux rayons, fraternité des hommes.
Paternité
de Dieu !
Victor Hugo (Les châtiments)
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Le jour meilleur
J’ATTENDS sans
cesse la venue
Du
jour brillant et meilleur,
Qu'en
ma route une sombre nue
Cache
par son épaisseur.
Un
jour de paix et d'allégresse
Tel
que jamais on n'en vit,
Où
Christ siéra plein de sagesse,
Sur
le trône de David.
Les prophètes des
anciens ages,
Voyant
de loin sa beauté,
Ont
tous, dans de sublimes pages,
Célébré
sa majesté.
Ils
sont morts sans terrestre gloire
Dans
leur sainte mission ;
Bientôt,
ils chanteront victoire,
Au
divin mont de Sion.
A présent, le monde
en souffrance
N'est
qu'angoisse et que douleurs,
Et
ses appels sans espérance
Remplissent
mes yeux de pleurs.
C'est
la nuit de deuil, de reproche
De
la terre au mal puissant ;
Je
peux attendre, car bien proche,
L'aube
luit, rose au levant.
J'espère et
j'attends en prière
Le
puissant règne de Christ,
Tout
de justice et de lumière,
Supprimant
tout antichrist.
Nul
plaisir mondain ne me tente
Quand
j'attends ce jour nouveau ;
Nul
terrestre éclat ne m'enchante
L'autre
est durable et plus beau.
(Hymne 102)
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